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de si grands progrès, et qui l’ont poussé à un degré de réalité que ce genre n’avait peut-être pas encore atteint ?

Après avoir été tour à tour abstrait, poétique, maniéré et minutieux, mais minutieux et maniéré jusqu’à n’être plus qu’un métier où tout était compté, les tuiles et les ardoises comme les écailles d’un poisson, les pierres comme les cases d’un damier, les masses du feuillage comme les palmes d’une tapisserie ou les festons d’une broderie, le paysage est revenu aujourd’hui à sa primitive et simple origine. Il ne cherche cependant pas à reproduire ces sèches et naïves compositions dont Van-Eyck, Cima da Conégliano, Mantégna, André del Sarte et Raphaël lui-même ornaient le fond de leurs tableaux. Il a seulement retrouvé ce naturel charmant, cette délicatesse de touche, cette fraîcheur des teintes de la végétation, ce vaporeux humide des bleuâtres lointains, qu’on admire dans les ouvrages du Giorgione, son véritable inventeur. Giorgione se rappelait, dans l’atelier de Jean Fellin, son maître, ces belles collines de la Marche trévisane où son enfance s’était écoulée, et cherchait à reproduire ses souvenirs sur la toile. Ce fut un gracieux et sublime peintre. Comme toutes les ames tendres, il aimait la nature de passion, et quoiqu’il excellât dans les compositions historiques, le premier il peignit le paysage proprement dit, le paysage accessoire des figures et le paysage sans figures, comme celui qu’on peut voir dans la collection des estampes de la bibliothèque Richelieu, et qui représente un site désert avec rochers, arbres, fabriques et montagnes. Giorgione ouvrit la route à Nicolas Poussin. Il eût été lui-même grand peintre de paysage, s’il ne fût mort à trente-trois ans.

Ses paysages réunissent deux qualités qui semblent s’exclure, le style et l’imitation naïve de la nature ; un style moins élevé sans doute que celui du Poussin, une imitation moins précise que chez les Flamands. Cette réunion du style et de l’imitation naïve ne s’est jamais depuis rencontrée au même degré chez le même homme. Les uns sentent en poètes et voient la nature avec l’œil du Poussin ; d’autres s’inquiètent plus de la vérité que de la poésie, qu’ils ont peine à distinguer du faux idéal. Y a-t-il un moyen terme entre ces deux manières de voir ? Nous le croyons ; mais néanmoins nous n’engageons personne à le chercher. Cette recherche n’est pas sans danger ; elle conduit au système et au calcul, et la peinture de paysage surtout est plutôt une affaire de sentiment qu’une affaire de calcul. Il faut apprendre à bien voir et à bien choisir la nature, et la rendre à sa manière. Mais il existe un moment où l’on doit tout apprendre, et c’est la façon dont cet a b c des arts est enseigné qui sème la carrière des plus cruelles difficultés. Si, lorsque pour la première fois on prend un crayon, on pouvait voir avec son œil et exécuter avec des procédés qu’on imaginerait, on serait certain du moins d’être original, et peut-être d’être vrai. Loin de là, on commence par voir avec les yeux des autres, et par exécuter avec des procédés conventionnels qui appartiennent à tout le monde. Qu’arrive-t-il ? Les yeux s’ouvrent ; on sent la nécessité de désapprendre ce que l’on a mal appris. C’est le moment du dégoût et du désespoir, le moment où l’artiste efface de la toile son ouvrage, qui n’exprime pas