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fille honnête, et cela uniquement par passe-temps et pour chasser l’ennui d’un voyage. Six ans après, rencontrant à Londres cette jeune personne devenue célèbre et l’idole de la mode, il se fait présenter à elle, lui rend services sur services, s’empare de ses amis, la circonvient de mille façons, et marche à la satisfaction de ses désirs avec la plus infatigable persévérance. Lorsque, frappé dans son orgueil et vaincu dans ses odieuses entreprises, il s’échappe et fuit de l’Angleterre comme un tigre blessé, quoique absent, son ombre s’étend encore sur la malheureuse famille Kauffmann : Angelica ne peut entendre son nom sans frémir et semble toujours redouter une de ses ruses. Lorsque, de retour à Londres, il paraît le plus inoffensif et le plus tranquille des hommes, c’est alors même que ses victimes sentent trembler le sol sous leurs pas. Toujours Shelton, les salons d’Almack’s, le parlement, le club des Boucs, tout est plein de Shelton ; tout ne marche que par lui. Il est l’alpha et l’oméga du livre, c’est lui qui l’ouvre par une insolence et c’est lui qui le ferme par la plus terrible catastrophe. Nous ne nous trompons pas en affirmant que là est la véritable unité du livre, qu’elle se trouve dans le gentilhomme blessé et dans sa vengeance.

Maintenant examinons les caractères. Nous commencerons par celui du baronnet, car, étant l’homme odieux du roman, il devait être un des plus difficiles à rendre. L’auteur nous paraît s’en être heureusement tiré, cette figure fait honneur à son imagination ; c’est peut-être la plus neuve, du moins c’est la mieux soutenue et la plus fortement dessinée. Au premier abord quelques lecteurs pourront se rappeler Lovelace ; mais ce souvenir, éveillé par de vagues apparences, n’a, suivant nous, aucun fondement réel. Un moraliste a dit « À mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. » Cette pensée est d’une grande justesse : pour peu qu’on observe attentivement les choses, on voit bientôt éclater leur dissemblance. L’esprit du mal et le génie de l’intrigue respirent dans les actes de Lovelace comme dans ceux de Shelton ; mais voilà seulement ce qu’ils ont de commun. Ainsi de Iago et de Richard III : c’est l’envie qui est la racine du mal que ces deux échappés de l’enfer font dans le monde ; cependant leur physionomie est bien différente, et l’on n’accusera jamais Shakspeare de les avoir modelés l’un sur l’autre, d’avoir fait du monstre vénitien la contre-épreuve du bossu anglais. Lovelace a vingt-cinq ans ; il est jeune, sensuel, susceptible d’exaltation, de folie même, malgré sa froideur nationale et son calcul satanique. Shelton, au contraire, est âgé de quarante ans, d’un sens rassis et positif, et nullement coureur de femmes. Comme un homme qui vit dans la société doit avoir des maîtresses, Shelton, animé par les résistances d’une petite fille, s’en occupe, se pique au jeu, et, une fois piqué, irait même jusqu’à l’épouser ; mais tout cela est plutôt une affaire de cerveau que de sens : il y a plus de profondeur dans la blessure que lui a faite Angelica qu’il n’y en eut jamais dans son désir de la posséder. Lovelace obtient les faveurs de sa maîtresse en lui faisant boire un narcotique ; Shelton se venge de la sienne en mettant un laquais dans son lit. Lovelace est insouciant, ne craignant quoi que ce