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SOCIALISTES MODERNES.

plus célèbres, les penseurs les plus illustres. Ce lui serait une belle gloire, fût-elle la seule. Mais M. Owen en a d’autres. L’un des premiers, il a pressenti que les forces mécaniques, sous les lois qui régissent la richesse actuelle, ne porteraient que des fruits amers ; l’un des premiers il a fait comprendre ce qu’il y a de précaire et d’inconsistant dans les rapports ordinaires des maîtres et des travailleurs, et, signalant les dangers de nos grands foyers manufacturiers, ballottés entre des travaux exagérés et de déplorables chômages, l’un des premiers aussi, il a conseillé la formation de petits centres de 1,200 ames, à la fois manufacturiers et agricoles, où la terre pût venir, en bonne nourrice, au secours des hommes que l’industrie aurait délaissés. Si, à ce contingent d’idées et de faits, on ajoute une somme inappréciable de sacrifices personnels, on pourra se convaincre que nulle existence ne fut plus pleine, plus noble, plus méritante que celle de M. Owen.

En terminant ceci, une réflexion nous frappe. Voici trois hommes éminens, Saint-Simon, Fourier et Owen, qui, presque à l’unisson, ensemble, à la même date, se sont trouvés saisis d’une idée commune, celle de fonder un bien-être nouveau et de prêcher une moralité nouvelle. Tous les trois, sur des modes divers, il est vrai, et bien inégaux en valeur, ont procédé à une organisation meilleure du travail, et proclamé que la loi des destinées futures serait, l’un l’amour, l’autre l’attraction, le troisième la bienveillance. Cette émission, en Angleterre et en France, a été simultanée, et après avoir étudié, avec quelque conscience, les travaux de ces trois hommes, nous nous croyons fondés à affirmer que chacun d’eux a inventé de son côté et ne s’est inspiré que de lui-même. Il leur est arrivé ce qui arriva à Newton et à Leibnitz, qui devinèrent à la fois, l’un à Londres, l’autre à Leipsig, la loi des infiniment petits et le calcul différentiel. En effet, malgré la sentence de la Société royale de Londres, on peut dire aujourd’hui que si la découverte de Newton était réelle, celle de Leibnitz ne l’était pas moins. C’est qu’à l’heure où, devenues indispensables à la marche du monde, certaines idées descendent d’en haut et s’abattent sur nos intelligences, tous les cerveaux d’élite qui peuvent les admettre et les féconder sont frappés de la même secousse et sollicités à la même manifestation. Alors sont apôtres tous ceux qui ont vu luire la divine langue de feu.


Louis Reybaud.