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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

milieu de nombreuses assemblées, il m’étonna par ses réflexions sur des individus qu’il semblait n’avoir pu apprécier que par suite d’une connaissance approfondie, et qu’il observait pourtant pour la première fois, ainsi qu’il me le prouvait plus tard. Il appelait mon attention sur ce qui doit occuper un jeune voyageur, me faisait connaître les mœurs et le caractère anglais, me parlait de la constitution et des abus qui l’avaient altérée ; en un mot, je ne passais pas un seul instant auprès de lui sans acquérir quelque notion utile. Je supportais à peine le cinquième des frais de nos courses. Il ne voulut jamais souffrir que j’y fusse pour moitié ; d’ailleurs, cela m’eût été impossible. Il me disait que ces dépenses étaient sans importance pour lui, que sa fortune était faite, qu’il avait plaisir à m’avoir pour compagnon, et il disait et faisait toutes ces choses avec tant de bonne grace, que, malgré toutes les obligations qu’il me faisait contracter, je n’éprouvais aucun embarras, aucune gêne dans notre commerce journalier.

« Cependant Heisch avait fait usage de ses lettres de recommandation, et trouvé une bonne place. Narbonne ne me faisait absolument rien dire, et cela me chagrinait d’autant plus qu’il donnait ainsi à son obligation tout le caractère d’un paiement. Je voulus plusieurs fois la lui renvoyer, mais Erichsen me retint. « Les grands, disait-il, ne valent rien ; leur argent vaut mieux qu’eux. Narbonne se réjouirait de rattraper son papier, et ne manquerait pas en outre de se moquer de vous. Conservez bien ce que vous tenez, et ne faites pas de sottise par fausse délicatesse. » Ces raisons pouvaient bien retarder l’exécution de mon dessein, sans me satisfaire… L’obligation me pesait.

« Erichsen prit la résolution de s’en aller à Paris, pour y faire une spéculation sur les grains. Il avait sa chaise de poste, et par conséquent une place disponible. Il comptait revenir à Londres au bout de trois semaines, et me pressa beaucoup de l’accompagner. Il m’était arrivé à Paris ce qui arrive à presque tout le monde : c’est quand on a quitté un pays qu’on se rappelle ce qu’il eût fallu y rechercher, y voir, y étudier. Ainsi un séjour nouveau et de peu de durée à Paris me convenait assez. D’ailleurs, le danger que je courais était peu de chose, car on connaissait peu mon histoire avec Narbonne, et je savais, d’autre part, qu’on ne poursuit personne sans utilité. L’occasion était belle ; je pris mon parti, j’acceptai. Erichsen s’en réjouit. Il me dit que le voyage entier, que mon séjour à Paris, que rien enfin ne serait à ma charge, que c’était lui et non moi, qui, dans cette circonstance, serait l’obligé.

« Tout aurait été fort bien si nous fussions demeurés seuls, mais il y avait à Londres un certain M. Rilliet, banquier de Paris, et sa femme ; on le disait venu en Angleterre avec une espèce de mission, mais la chose n’était pas bien claire. Le retour en France l’effrayait un peu, parce qu’on avait déjà rendu des décrets sévères contre les émigrés. Il avait lié connaissance avec Erichsen, et le pria de lui permettre de voyager de concert avec lui ; car il regardait sa compagnie comme une sorte de sauvegarde. Erichsen y consentit. Nous partîmes dans deux chaises de poste, Rilliet avec sa femme