Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/438

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
434
REVUE DES DEUX MONDES.

et une femme de chambre, Erichsen et moi ; nous avions un domestique à cheval. Nous échangions nos places à chaque relais. Naturellement, mon tour vint de tenir compagnie à Mme Rilliet, dans sa voiture, et je ne tardai pas à découvrir en elle un précieux trésor. Elle n’était pas très grande, mais elle était bien faite, avait des traits charmans et d’une parfaite régularité. Son nez seul eût pu être un peu moins busqué ; en revanche, sa bouche était ravissante, et ses grands yeux noirs, si doux, si vifs, avaient une beauté inexprimable. Elle avait été élevée, avec Mme de S…, par le célèbre abbé Raynal, qui n’avait rien épargné pour former et enrichir son esprit, déjà naturellement ardent et actif. Elle avait, de plus, ce qui est préférable, une ame généreuse et sensible et le sens le plus délicat de la beauté morale. Tous ces moyens de bonheur, toutes ces nobles facultés demeuraient sans emploi et ne pouvaient se satisfaire dans l’existence vulgaire que le sort lui avait faite, car l’homme qu’il lui avait fallu épouser n’était qu’un brave marchand. Elle avait alors vingt-quatre ans. Elle était l’amie intime de Mme de S…, quoiqu’elle n’approuvât pas toutes les actions de celle-ci. Elle connaissait le service que je lui avais rendu. Mme Rilliet s’affligeait vaguement de son retour en France ; elle était fort triste d’ailleurs, parce qu’elle laissait en Angleterre un jeune fils de trois ans. Rapprochez ces circonstances, et jugez si nos conversations purent rester long-temps au ton de l’indifférence.

« Je n’ai jamais été amoureux de Mme Rilliet, mais elle devint mon amie la plus intime. « Vous êtes un homme de ma patrie, » me dit-elle, quand nous eûmes passé quelques jours ensemble, et je sentais qu’elle était aussi de ma patrie. Je n’ai jamais fait de plus charmant voyage. Il dura long-temps, car nous restâmes quinze jours en route. Mme Rilliet s’en était effrayée ; heureusement rien ne justifia sa frayeur. Je m’étais promis du plaisir, mais certes pas autant. J’aurais trop à dire si je voulais vous raconter seulement la moitié de tout ce qui se dit et se passa de beau et d’intéressant entre nous. Cependant cette joie finit par être troublée. Erichsen était trop fin pour ne pas remarquer combien je m’attachais à Mme Rilliet. Il y tenait trop lui-même, et il avait trop l’ambition de la vanité pour ne pas être jaloux. J’aurais dû ménager son côté faible ; mais je ne le connaissais pas, et quand je le découvris, il était trop tard. Il commença à se refroidir, à saisir l’occasion de contrarier mes idées et de disputer avec moi. Beaucoup de circonstances contribuèrent à augmenter sa mauvaise humeur…

« Les vents contraires nous retinrent plusieurs jours à Douvres. Mme Rilliet fut curieuse de connaître ma position vis-à-vis de Narbonne, et je lui contai tout à mesure que nous devenions plus intimes. Elle approuva hautement mon désir de renvoyer à Narbonne son obligation. J’écrivis sur-le-champ à celui-ci que son obligation m’aurait fait grand plaisir, si j’eusse pu la considérer comme un don fait par un ami à un autre, même sans aucun service antérieur qui motivât cette générosité, mais que sa réserve avec moi n’en faisait qu’un paiement ; que je n’étais pas habitué à spéculer sur des actions de ce genre, et que je lui renvoyais ce titre pour me délivrer d’une