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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

d’une intrigue ainsi mêlée, et l’intrigue est tout dans ce livre. Un personnage mystérieux, qu’on nomme Adrien et qui est évidemment Français, est venu dans un état d’Allemagne pour y faire la révolution allemande à la suite de la révolution de juillet. Adrien est un homme d’une vaste capacité, car il a chez lui une machine électrique, et il est profondément versé dans les sciences naturelles. M. Steffens est orfèvre, très naïvement, comme on voit. Adrien, du sein même de la résidence princière, dirige toutes les menées révolutionnaires, fait naître des émeutes qu’on réprime facilement, et quand il voit que l’affaire est manquée, tire un coup de pistolet au prince souverain, le jour d’une prestation publique d’hommage, et se tue ensuite. Heureusement un des admirateurs d’Adrien s’est jeté au-devant du prince et a reçu le coup à sa place. Cet admirateur, qui est un des trois ou quatre héros parfaitement vertueux et ennuyeux de l’ouvrage, a deviné le dessein du pervers, par un moyen qu’on ne soupçonnerait jamais. S’étant amusé dès son enfance à contrefaire les autres hommes, il a réussi à arracher à la nature la faculté de ressentir intérieurement les passions et de s’approprier pour un moment les qualités bonnes ou mauvaises de ceux dont il reproduit extérieurement le visage et la voix. C’est à ce point qu’il éprouve le besoin de se tuer un jour qu’il est assis à côté d’un scélérat qui cherche l’occasion de se défaire de lui. J’en demande bien pardon à M. Steffens, mais ici son imagination de professeur manque de logique. Quand on reproduit si exactement l’individualité d’un homicide, c’est le meurtre d’un autre et non le suicide qu’on a en vue. Notre beau jeune homme, se sentant mal à l’aise à côté d’Adrien, qui lui donne d’admirables leçons d’entomologie, se garde bien de lui appliquer cette miraculeuse pierre de touche qui lui arracherait ses secrets ; il se borne à le soupçonner et à souffrir en silence. La même chose arrive au fils du ministre de la police, autre élève de bon lieu qu’Adrien a pris pour détourner les soupçons du gouvernement. L’idée de cette contrefaçon morale est une invention telle quelle ; et quoi qu’il en soit de cette idée comme de la grace qui suffisait et ne suffisait pas, j’accorderai sans peine à M. Steffens que c’est une invention. Traitée pour elle-même, et avec la poésie mystérieuse dont les véritables écrivains fantastiques de l’Allemagne ont revêtu quelques bizarreries de cette espèce, cette donnée pouvait être aussi féconde qu’une autre. Mais n’est-il pas étrange que ce soit un professeur, homme de science et de vérité, qui mente ainsi à sa vocation et à ses habitudes privées, pour caresser ce besoin maladif de merveilleux, qui tourmente les lecteurs allemands ? Déjà, dans un autre roman, M. Steffens avait soutenu gravement la croyance aux spectres, qui n’est admissible, comme moyen d’art, que chez les hommes d’imagination. Pour tout dire, l’auteur a le tort de vouloir faire ce qui n’appartient pas à sa nature. Il veut peindre la haute société, et il ne connaît que l’honnête médiocrité de la bourgeoisie ; les ruses et les profondes finesses des conspirateurs, et il nous montre des précautions enfantines ; la haute perspicacité des hommes d’état, et ces hommes, aussi gauches, aussi maladroits que les autres, ne découvrent rien, ne font rien, et ne savent