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qu’il prononça le tira tout à coup de sa rêverie. — Soranzo ? s’écria-t-il, ne pouvant plus se maîtriser, qui donc est ce Soranzo, et où donc est-il maintenant ? — Messer Orio Soranzo, le gouverneur de cette île, est celui dont j’ai l’honneur de parler à votre seigneurie, répondit Léontio ; il est impossible qu’elle n’ait pas entendu parler de ce vaillant capitaine.

Ezzelin se rassit en silence ; puis, au bout d’un instant, il demanda pourquoi le gouverneur d’une place si importante n’était pas à son poste, surtout dans un temps où les pirates couvraient la mer et venaient attaquer les galères de l’état presque sous le canon de son fort. Cette fois il écouta la réponse du commandant. — Votre seigneurie, dit celui-ci, m’adresse une question fort naturelle, et que nous nous adressons tous ici, depuis moi, qui commande la place, jusqu’au dernier soldat de la garnison. Ah ! seigneur comte ! comme les plus braves militaires peuvent se laisser abattre par un revers ! Depuis l’affaire de Patras, le noble Orio a perdu toute sa vigueur et toute son audace. Nous nous dévorons dans l’inaction, nous dont il gourmandait naguère la paresse et la lenteur ; et Dieu sait si nous méritions de tels reproches ! Mais, quelque injustes qu’ils puissent être, nous aimions mieux le voir ainsi que dans le découragement où il est tombé. Votre seigneurie peut m’en croire, ajouta Léontio en baissant la voix, c’est un homme qui a perdu la tête. Si les choses qui se passent maintenant sous ses yeux lui eussent été seulement racontées il y a deux mois, il serait parti comme un aigle de mer pour donner la chasse à ces mouettes fuyardes ; il n’eût pas eu de repos, il n’eût pu ni manger ni dormir qu’il n’eût exterminé ces pirates et tué leur chef de sa propre main ! Mais, hélas ! ils viennent nous braver jusque sous nos remparts, et le turban rouge de l’Uscoque se promène insolemment à la portée de nos regards. Sans aucun doute, c’est ce pirate infâme qui a attaqué aujourd’hui votre excellence.

— C’est possible, répondit Ezzelin avec indifférence ; ce qu’il y a de certain, c’est que, malgré leur incroyable audace, ces pirates ne peuvent triompher d’une galère bien armée. Je n’ai que soixante hommes de guerre à mon bord, et nous serions venus à bout, je pense, de toutes les forces réunies des Missolonghis. Certainement vous avez ici plus d’hommes et de munitions qu’il ne vous en faudrait, avec la forte galère que je vois à l’ancre, pour exterminer en quelques jours cette misérable engeance. Que pensera Morosini de la conduite de son neveu, lorsqu’il saura ce qui se passe ? — Et qui osera lui en rendre compte ? dit Léontio avec un sourire mêlé de fiel et de terreur.