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La race arabe est aujourd’hui une race de travailleurs pacifiques plutôt que de travailleurs guerriers. Quand le pacha fait les levées pour les travaux publics, les fellahs marchent avec plaisir, quoiqu’ils soient mal payés et obligés de se nourrir eux-mêmes ; mais, lorsqu’on procède aux levées pour l’armée, ils se cachent, se coupent les phalanges du doigt indicateur, se crèvent l’œil droit avec de la chaux : et pourtant les troupes sont en général mieux vêtues, mieux nourries et mieux logées que les cultivateurs. Non-seulement les Arabes d’Égypte sont intrépides, sobres, infatigables dans les travaux en plein air, mais ils ont montré encore la plus grande aptitude, l’intelligence la plus heureuse pour les arts mécaniques et les ouvrages de goût. Voilà à peine une vingtaine d’années que le pacha les a mis en apprentissage, et déjà sont sorties de leurs mains dix de ces puissantes machines que Voltaire regardait comme la seconde merveille de la civilisation moderne. Les Égyptiens ont tout confectionné, tout fait dans ces grandes créations industrielles qui résument à la fois les arts et les sciences, tout, jusqu’aux boussoles, aux peintures et aux ornemens. Les ateliers de la citadelle du Caire fournissent des fusils d’une aussi belle apparence que ceux de Saint-Étienne[1]. Sans doute, un examen attentif ne peut manquer de faire reconnaître que les produits de l’industrie militaire égyptienne sont d’un travail moins fini et moins solide que les produits analogues de l’industrie anglaise ou française ; mais ils remplissent le but que l’on se propose, et, chose remarquable, les ouvriers et le pacha, qui connaissent ces imperfections, semblent n’être que fort médiocrement disposés à les corriger, et nourrir plutôt je ne sais quelle arrière-pensée sur le peu de durée de tout cet appareil militaire.

Quant aux produits de l’industrie pacifique, les Égyptiens paraissent mettre plus de zèle et de goût à leur confection ; mais, soit que Mohammed-Ali ait voulu économiser sur les moniteurs européens et abandonner trop tôt les ouvriers à eux-mêmes ; soit que les machines, les outils et les procédés d’Occident aient quelque chose en sens inverse du génie arabe ; soit, enfin, que le gouvernement égyptien ait le même défaut que la plupart des producteurs européens, et préfère la quantité à la qualité, il est constant que ces produits sont encore plus inférieurs à ceux d’Europe que les produits de l’industrie militaire. Aussi l’importation des tissus et autres objets manufacturés, loin de diminuer depuis l’établissement des fabriques en Égypte, a suivi, au contraire, une progression ascendante. En 1836, sur 71 millions d’importation totale, les tissus figurent pour plus de 25 millions. La supériorité est demeurée aux manufactures d’Europe, non-seulement pour les qualités, mais encore pour le bon marché des produits. Il est évident que cette double supériorité est due surtout à la perfection des mécaniques et des procédés, et à l’emploi de la vapeur.

  1. En 1834, époque on Edhem-Bey nous fit visiter ces ateliers, on fabriquait 25 fusils par jour. Comme on construisait alors de nouveaux moules à couler les canons de fusil, ce chiffre doit avoir été porté depuis à 35 ou 40.