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immense et de la défense la plus facile, et qu’ils réussirent à l’y maintenir sans interruption pendant trois siècles, auxquels bien d’autres peut-être se seraient ajoutés, si nous n’étions venus.

La manière dont ces hommes grossiers comprirent leur position et le naturel des races sémitiques auxquelles ils avaient à faire, l’organisation et le plan de conduite qu’ils en déduisirent, et dont ils ne se départirent pas un moment, sont admirables. Ce serait du génie, si ce n’était pas de l’instinct.

Ils sentirent que leur force était dans la supériorité de leur race et dans leur organisation. D’une part donc, ils proscrivirent tout mélange d’indigènes dans leurs rangs et s’interdirent tout mariage avec les femmes du pays : ils restèrent célibataires comme les chevaliers de Malte, avec lesquels ils ont tant de rapports. Les recrues leur venaient de leur patrie ; c’étaient des hommes de leur trempe, détachés comme eux de toute affection de famille, Turcs de pur sang et soldats comme eux. D’autre part, ils ne voulurent pas même devenir citoyens de leur nouvelle patrie, y acquérir des terres, en habiter les rues et les maisons comme les naturels. Ils voulurent rester une armée, et pour cela partout où ils allaient, ils vivaient dans des casernes, de la vie des soldats, touchant la solde depuis le premier jusqu’au dernier, le dey compris, recevant la ration, mangeant ensemble par escouade, avançant d’emploi en emploi, selon la loi de l’ancienneté à laquelle un seul grade échappait, le grade suprême, qui était électif. Assurés de leur union par ces garanties, ils jugèrent leurs ennemis avec une sagacité non moins remarquable. Ils comprirent que la population des villes, livrée au négoce ou au repos qui en est le salaire, ne pouvait leur opposer la moindre résistance, et qu’elle serait à eux pour peu qu’ils la laissassent continuer ses affaires et ne lui fissent point concurrence. En conséquence, ils s’interdirent toute industrie, toute spéculation commerciale. C’était d’ailleurs une manière de rester à ses yeux une race supérieure et de se constituer sur sa tête en véritable aristocratie, rien n’inspirant tant de respect aux peuples que la vie oisive. Ils n’avaient en commun avec les Maures qu’un seul intérêt, celui de la piraterie ; corsaires ils étaient venus, corsaires ils les avaient trouvés. Unir leur bravoure aux capitaux des Maures, c’était à la fois se les attacher, s’enrichir ainsi que le trésor, qui percevait une part sur les prises, et tenir, quand tout était paisible à l’intérieur, leur esprit militaire en haleine. L’association pour la piraterie fut donc judicieusement permise à la milice turque ; mais elle ne devait prêter que son bras, autrement elle aurait dérogé. Le