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L’USCOQUE.

il fit usage de toutes ses ressources. Le combat fut acharné, mais court. Que pouvait le courage désespéré contre le nombre et surtout contre le destin ! Orio entendit la canonnade. Il bondit comme un tigre dans sa cage, et se cramponna aux créneaux de la tour, pour résister au vertige qui l’emportait à travers l’espace. Dans sa main gauche, il tenait la main de Naam, et la brisait d’une étreinte convulsive à chaque coup de canon dont le bruit sourd venait expirer à son oreille. Tout à coup il se fit un grand silence, un silence affreux, impossible à expliquer, et durant lequel Naam commença à craindre que tous les plans de son maître n’eussent avorté.

Le soleil montait calme et radieux, la mer était nue comme le ciel. Le combat se passait entre les deux dernières îles situées au nord-est de San-Silvio. La garnison du château s’étonnait et s’effrayait de ce bruit sinistre ; quelques sous-officiers et quelques braves marins avaient demandé à se jeter dans des barques pour aller à la découverte. Orio leur avait fait défendre par Léontio de bouger, sous peine de la vie. Le bruit avait cessé. Sans doute la galère d’Ezzelin, masquée par l’île nord-ouest, cinglait victorieuse vers Corfou. En si peu d’instans, une si fine voilière, si bien armée et si bravement défendue, ne pouvait être tombée au pouvoir des pirates. Personne ne s’inquiétait plus de son sort, personne, excepté le gouverneur et son acolyte silencieux. Ils étaient toujours penchés sur les créneaux de la tour. Le soleil montait toujours, et le silence ne cessait point.

Enfin les trois coups se firent entendre à la cinquième heure du jour. — C’en est fait ! maître, dit Naam, le bel Ezzelin a vécu. — Deux heures pour piller un navire ! dit Orio en haussant les épaules. Les brutes ! que pourraient-ils sans moi ! Rien. Mais à présent, que la foudre du ciel les écrase, que le canon vénitien les balaie, et que les abîmes de la mer les engloutissent. J’en ai fini avec eux. Ils m’ont délivré d’Ezzelin, et la moisson est rentrée !

— Maître, tu vas maintenant te rendre auprès de ta femme. Elle est fort malade et presque mourante, dit-on. Il y a deux heures qu’elle te fait demander. Je te l’ai répété plusieurs fois, tu ne m’as pas entendu.

— Dis que je n’ai pas écouté ! Vraiment, j’avais bien autre chose dans l’esprit que les visions d’une femme jalouse ! Que me veut-elle ?

— Maître, tu vas céder à sa demande. Allah maudit l’homme qui méprise sa femme légitime, encore plus que celui qui maltraite son esclave fidèle. Tu as été pour moi un bon maître, sois un bon époux pour ta Vénitienne. Allons, viens.