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pensez bien que sa maladie, son désespoir et sa folie n’avaient pas empêché Soranzo de couver de l’œil, à toute heure, sa chère galéotte lestée d’or. Naam, le seul être auquel il pût se fier autant qu’à lui-même, était assise à la proue, attentive à tout ce qui se passait à son bord et à celui de l’amiral. Naam était profondément triste ; mais son amour avait résisté à ces terribles épreuves. Soit que Soranzo eût réussi à la tromper comme les autres, soit qu’une douleur réelle, suite et châtiment de sa feinte douleur, se fût emparée de lui, Naam avait cru lui voir répandre de véritables larmes ; les accès de son délire l’avaient effrayée. Elle savait bien qu’il mentait aux hommes, mais elle ne pouvait imaginer qu’il voulût mentir à elle aussi, et elle crut à ses remords. Et puis, par quels odieux artifices Soranzo, sentant combien le dévouement de Naam lui était nécessaire, n’avait-il pas cherché à reprendre sur elle son premier ascendant ? Il avait essayé de lui faire comprendre le sentiment de la jalousie chez les femmes européennes, et à lui inspirer une haine posthume pour Giovanna ; mais là, il avait échoué. L’ame de Naam, rude et puissante jusqu’à la férocité, était trop grande pour l’envie ou la vengeance ; le destin était son dieu. Elle était implacable, aveugle, calme comme lui.

Mais ce que Soranzo réussit à lui persuader, c’est que Giovanna avait découvert son sexe, et qu’elle avait blâmé sévèrement son époux d’avoir deux femmes. Dans notre religion, disait-il, c’est un crime que la loi punit de mort, et Giovanna n’eût pas manqué de s’en plaindre aux souverains de Venise. Il eût donc fallu te perdre, Naam ! Forcé de choisir entre mes deux femmes, j’ai immolé celle que j’aimais le moins. — Naam répondait qu’elle se serait immolée elle-même, plutôt que de consentir à voir Giovanna périr pour elle ; mais Orio voyait bien que ses dernières impostures étaient les seules qui pussent trouver le côté faible de la belle Arabe. Aux yeux de Naam, l’amour excusait tout ; et puis, elle n’avait plus la force de juger Soranzo en le voyant souffrir, car il souffrait en effet.

On dit de certains êtres dégradés dans l’humanité que ce sont des bêtes féroces. Ceci est une métaphore, car ces prétendues bêtes féroces sont encore des hommes et commettent le crime à la manière des hommes, sous l’impulsion de passions humaines et à l’aide de calculs humains. Je crois donc au remords, et la fierté des meurtriers qui vont à l’échafaud d’un air indifférent ne m’en impose pas. Il y a beaucoup d’orgueil et de force dans la plupart de ces êtres, et parce que la foule ne voit en eux ni larmes, ni terreur, ni paroles humbles, ni aucun témoignage extérieur, il n’est pas prouvé que tous ces phé-