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L’USCOQUE.

secret sur certains crimes qu’ils sont tous plus ou moins capables de commettre, je vous dirais le nom des beautés non cruelles dans le sein desquelles Orio pleure la trop adorée Giovanna.

— Ceci est une calomnie, j’en suis certaine, s’écria la dame. Voilà comme sont les hommes. Ils se refusent les uns aux autres la faculté d’aimer noblement, afin de se dispenser d’en faire preuve, ou bien afin de faire passer pour sublime le peu d’ardeur et de foi qu’ils ont dans l’ame. Moi, je vous soutiens que si cette contenance muette et cet air sombre sont, de la part de Soranzo, un parti pris pour se rendre aimable, c’est le bon moyen. Lorsqu’il faisait la cour à tout le monde, j’eusse été humiliée qu’il eût des regards pour moi ; aujourd’hui c’est bien différent : depuis que nous savons que la mort de sa femme l’a rendu fou, qu’il est retourné à la guerre cette année, dans l’unique dessein de s’y faire tuer, et qu’il s’est jeté comme un lion devant la gueule de tous les canons sans pouvoir rencontrer la mort qu’il cherchait, nous le trouvons plus beau qu’il ne le fut jamais ; et quant à moi, s’il me faisait l’honneur de demander à mes regards ce bonheur auquel il semble avoir renoncé sur la terre…, j’en serais flattée peut-être !

— Alors, madame, dit l’amant plein de dépit, il faut que le plus dévoué de vos amis se charge d’informer Soranzo du bonheur qui lui sourit, sans qu’il s’en doute.

— Je vous prierais de vouloir bien me rendre ce petit service, répondit-elle d’un air léger, si je n’étais à la veille de m’attendrir en faveur d’un autre.

— À la veille, madame ?

— Oui, en vérité, j’attends depuis six mois le lendemain de cette veille-là. Mais qui entre ici ? quelle est cette merveille de la nature ?

— Dieu me pardonne, c’est Argiria Ezzelini, si grandie, si changée depuis un an que son deuil la tient enfermée loin des regards, que personne ne reconnaît plus dans cette belle femme l’enfant du palais Memmo.

— C’est certainement la perle de Venise, dit la dame qui n’eut garde de céder la partie aux petites vengeances de son amant ; et pendant un quart d’heure elle renchérit avec effusion sur les éloges qu’il affecta de donner à la beauté sans égale d’Argiria.

Il est vrai de dire qu’Argiria méritait l’admiration de tous les hommes et la jalousie de toutes les femmes. La grâce et la noblesse présidaient à ses moindres mouvemens. Sa voix avait une suavité enchanteresse, et je ne sais quoi de divin brillait sur son front large et