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avec sa gondole au palais de Soranzo, et, se mettant à courir sur ses traces, il l’atteignit au petit pont des barcaroles. Il le trouva debout contre le parapet, semant dans l’eau quelque chose qu’il regardait tomber avec attention. S’étant approché tout-à-fait, il vit qu’il semait dans le canaletto son or par poignées, avec un sérieux incroyable. Es-tu fou ? s’écria Zuliani en voulant l’arrêter ; et avec quoi joueras-tu demain, malheureux ?

— Ne vois-tu pas que cet or me gêne ? répondit Soranzo. Je suis tout en sueur pour l’avoir porté jusqu’ici ; je fais comme les navires près de sombrer, je jette ma cargaison à la mer.

— Mais voici, reprit Zuliani, un navire de bonne rencontre, qui va prendre à bord ta cargaison, et voguer de conserve avec toi jusqu’au port. Allons, donne-moi tes sequins et ton bras aussi, si tu es fatigué.

— Attends, dit Soranzo d’un air hébété, laisse-moi jeter encore quelques poignées de ces doges dans ce canal. J’ai découvert que c’était un plaisir très vif, et c’est quelque chose que de trouver un amusement nouveau !

— Corps de Christ ! que je sois damné si j’y consens ! s’écria Zuliani ; songe qu’une partie de cet or est à moi.

— C’est vrai, dit Orio en lui remettant tout ce qu’il avait sur lui, et, par Dieu ! il me prend fantaisie de te lever le pied et de te jeter avec la cargaison dans le canal. Je serai plus sûr de vous voir couler à fond tous les deux.

Zuliani se prit à rire, et comme ils se remettaient en marche :

— Tu es donc bien sûr de gagner demain, dit-il à son extravagant compagnon, que tu veux tout perdre aujourd’hui ?

— Zuliani ! répondit Orio après avoir marché quelques instans en silence, tu sauras que je n’aime plus le jeu.

— Qu’aimes-tu donc ? la torture ?

— Oh ! pas davantage ! dit Soranzo d’un ton sinistre et avec un affreux sourire ; je suis encore plus blasé là-dessus que sur le jeu !

— Par notre sainte mère l’inquisition ! tu m’effraies ! Aurais-tu affaire parfois, la nuit, au palais ducal ? Les familiers du saint-office t’invitent-ils quelquefois à souper avec le tourmenteur ? Es-tu de quelque conspiration ou de quelque secte, ou bien vas-tu voir écorcher de temps en temps pour ton plaisir ? Si tu es soupçonné de quoi que ce soit, dis-le-moi, et je te souhaite le bonjour ; car je n’aime ni la politique ni la scolastique, et les bas rouges du bourreau sont d’une nuance aiguë qui m’éblouit et m’affecte la vue.