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C’était Argiria Ezzelini. Zuzuf a raison : il y a une destinée !

Orio fut si troublé de l’accord de cette apparition avec celle du bal Rezzonico, si épouvanté de voir des espérances superstitieuses se confondre avec des terreurs de même genre dans un même objet, qu’il ne put trouver une excuse à lui faire. Il se laissa tomber consterné auprès d’elle, et ses genoux amaigris frappèrent le pavé avec bruit ; puis il baissa sa tête jusqu’à terre, et approchant ses lèvres du manteau de velours de la belle Ezzelin, il lui dit tout bas, en lui tendant le stylet que les Vénitiens portaient toujours à la ceinture :

— Tuez-moi, vengez-vous !

— Je vous méprise trop pour cela, dit la belle fille, en retirant son manteau avec empressement, et, se levant, elle sortit de l’église.

Mais Orio, qui n’était pas encore si bien converti à l’amour ingénu, qu’il ne vît les choses avec le sang-froid d’un roué, remarqua fort bien que ces dernières paroles avaient une expression plus forcée que les premières, et que l’œil courroucé avait peine à retenir une larme de compassion.

Orio se retira, certain que le sort en était jeté, et qu’il y allait de sa guérison et de sa vie à saisir l’occasion par les cheveux. Il passa toute la nuit à combiner mille plans divers pour s’introduire auprès de la beauté cruelle, et ces rêveries détournèrent les terreurs accoutumées ; il était bien un peu troublé par la ressemblance d’Argiria avec Ezzelin, et dans son sommeil du matin il eut des rêves où cette ressemblance amena les quiproquos et les méprises les plus bizarres et les plus pénibles. Il vit plusieurs fois s’opérer la transformation de ces deux personnages l’un dans l’autre. Lorsqu’il tenait la main d’Argiria et penchait sa bouche vers la sienne, il trouvait la face livide et sanglante d’Ezzelin ; alors il tirait son stylet et livrait un combat furieux à ce spectre. Il finissait par le percer ; mais, tandis qu’il le foulait aux pieds, il reconnaissait qu’il s’était trompé et que c’était Argiria qu’il avait poignardée.

L’envie de guérir à tout prix et l’ascendant que Barbolamo exerçait sur lui l’amenèrent avec celui-ci à une expansion téméraire. Il lui raconta ses deux rencontres avec la signora Ezzelin, au bal et à l’église, le ressentiment qu’elle lui témoignait et les angoisses que le regret de n’avoir pu empêcher la perte du noble comte Ezzelin lui causait à lui-même. Au premier aveu, Barbolamo ne se douta de rien ; mais peu à peu, étant devenu par la suite très assidu auprès de son malade, et l’ayant habitué à s’épancher autant qu’il était possible à un homme dans sa position, il s’étonna de voir un tel excès