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gnito ; car si l’on eût pu soupçonner le moins du monde les intentions de M. Spencer, il aurait reçu immédiatement l’ordre de quitter la Turquie dans les vingt-quatre heures. D’un autre côté, comme il ne faisait qu’un voyage de curiosité, il ne voulait pas mettre en avant sa qualité d’Anglais, de peur que les montagnards et les espions russes (car il n’en manque pas parmi eux) ne donnassent à sa visite une couleur politique ; il se donna alors le titre de médecin franc de Stamboul, qui devait, disait-on, lui faire éviter cet inconvénient et lui assurer une réception amicale. Il trouva bientôt un brigantin turc destiné pour la Circassie, où il portait du sel et des munitions de guerre, et il fut particulièrement recommandé au capitaine qu’il nous peint comme une espèce de corsaire dans le genre de ceux de lord Byron ; l’équipage se composait en majorité de renégats francs qui avaient la mine d’anciens pirates. Ils mirent à la voile pendant la nuit, et le troisième jour, comme les pics du Caucase se montraient à l’horizon, un brick russe les aperçut et leur donna la chasse. Le voyageur anglais ressentit de grandes appréhensions, car, d’après la nature inflammable de la cargaison, il courait grand risque de sauter en l’air ; ou bien, s’il était pris, que diraient ses amis russes ? Heureusement le capitaine aima mieux recourir à la prudence qu’au courage, et ils perdirent bientôt le croiseur de vue ; puis profitant de la nuit et d’une brise très fraîche, ils gagnèrent la baie de Pchad sans avoir aperçu une voile ennemie. « J’appris du capitaine, dit-il, qu’avant l’établissement du blocus par la Russie, les habitans de Trébisonde et des autres ports turcs de l’Euxin entretenaient un commerce très actif avec les Circassiens ; mais maintenant, grace à la violation du droit des gens par laquelle la Russie s’est emparée de la navigation de cette mer, un grand nombre de marins industrieux a été réduit à la dernière misère. Quelques hommes hardis, encouragés par les grands profits d’une cargaison circassienne, continuent à visiter ce pays, malgré les croisières russes ; mais leur nombre a beaucoup diminué. Plusieurs de leurs navires ont été pris en mer, et d’autres ont été brûlés dans les petits ports de Djouk et de Pchad. Mon capitaine, en société avec un marchand turc de Constantinople, avait employé tout son bien à l’achat de son navire, et il faisait depuis quelque temps un commerce très lucratif avec les tribus indépendantes de la Circassie, leur fournissant du sel, de la poudre, des étoffes légères, des calicots, et recevant souvent en retour une cargaison de belles filles pour les harems de Constantinople, avec des