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M. Bugeaud, et c’est aussi un fait qui atteste de la haute civilisation d’un peuple, qu’un général, plein d’ardeur guerrière et d’énergie, venant vanter les avantages de la paix, et faisant le sacrifice des intérêts de sa renommée, de son avancement rapide, à ce qu’il regarde comme les intérêts de son pays.

Trouvez un meilleur langage que celui du général quand il définit la guerre qu’il faudrait faire en Afrique. Il y a deux espèces de guerre, selon lui. Ce qu’il nomme la grande guerre, n’est comparable qu’à ce que tentait Napoléon quand il partait pour Moscou. M. Thiers, dont le regard étendu avait deviné tout ce qui est possible et tout ce qui est impossible en Afrique, avait jugé cette grande guerre comme le fait le général Bugeaud dans son discours et dans sa brochure. On ne dominerait l’Afrique, par ce système de guerre, qu’en formant de grosses divisions, qu’on placerait le plus près possible du désert, afin d’y repousser toute la population qui ne voudrait pas se soumettre. Chaque colonne de 10,000 hommes, et il en faudrait dix, aurait sa sphère d’activité ; sa tâche serait d’empêcher les Arabes de se livrer à leurs travaux agricoles, de brûler les moissons, de détruire les semences ; et comme le désert ne produit rien, il faudrait bien qu’un jour les Arabes vinssent à merci. Une fois soumis, il faudrait encore les maintenir, et l’occupation du pays par 100,000 hommes serait sans fin. M. Bugeaud ajoute à ces nécessités dix autres colonnes mobiles, destinées à approvisionner les colonnes sédentaires, et un peuple entier de colons européens. Il y a là quelque exagération, et elle était inutile, car une guerre qu’on ferait, même avec 100,000 hommes seulement, ne serait du goût de personne, ni du ministère, ni des chambres, ni du pays.

Reste la petite guerre, et le général Bugeaud s’y entend à merveille. M. Berryer a avancé que le général Bugeaud avait fait la paix, faute de moyens pour faire la guerre. Le général trouve, au contraire, qu’il en avait de trop pour le genre de guerre qu’il eût faite, et qu’il ferait toujours en Afrique. Pas de canons d’abord. Le général Bugeaud dit lui-même, dans son piquant langage, qu’en arrivant en Afrique, il avait trouvé un grand amour pour l’artillerie dans l’armée qu’il avait à commander. Le canon, disait-on, éloigne les Arabes. « Éloigner les Arabes ! disais-je ; mais, au contraire, il faut les rapprocher. » Et cette belle réponse, digne de nos meilleurs temps militaires, est tout un système de guerre. Les Arabes sont des oiseaux, a dit encore M. Bugeaud ; ils s’envolent à notre approche. Les villages arabes sont des camps qui fuient, qui s’échappent à douze et quinze lieues de nos colonnes. Donc, ni chariots, ni canons, ni rien qui embarrasse la marche, ou qui la maintienne dans une ligne unique. Avec du canon, on est exposé à ce que les Arabes sachent d’avance les lieux où nos colonnes sont forcées de passer, et leur tendent des embuscades. On ne peut abandonner le matériel ; il faut rester et le défendre, et, pendant ce temps, les Arabes harcellent nos flancs et nous déciment, Sans canons et sans bagage, au contraire, on peut prendre l’offensive, et les combats qui duraient tout un jour ne durent que trois quarts d’heure au plus.

Le général Bugeaud était monté à la tribune, non pour défendre son système