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la nuit dans son cachot et lui offrit de lui conserver la vie à condition qu’elle serait sa maîtresse, et qu’elle consentirait à vivre éternellement cachée dans une maison de campagne aux environs de Venise. Naam refusa d’abord. Cet incurable désespoir, ce profond mépris de la vie exaltèrent de plus en plus la passion du juge. Naam était bien en effet la maîtresse idéale d’un inquisiteur d’état ! Il la pressa tellement, qu’elle lui répondit enfin : — Une seule chose me réconcilierait avec la vie, ce serait l’espoir de revoir le pays où je suis née. Si tu veux t’engager avec moi à m’y renvoyer dans un an, je consens à être ton esclave jusque-là. Puisqu’il faut que je subisse l’esclavage ou la mort, je choisis l’esclavage à condition que je conquerrai ainsi ma liberté.

Le traité fut accepté. Le bourreau chargé de conduire Naam dans une gondole fermée au canal des Murane, là où se faisaient les noyades, s’apprêtait à lui passer le sac fatal, lorsque six hommes masqués et armés jusqu’aux dents, conduisant une barque légère, se jetèrent sur lui et lui enlevèrent sa victime. On fit de grands commentaires sur cet évènement, on alla jusqu’à croire qu’Orio s’était échappé et qu’il avait fui avec sa complice en pays étrangers. D’autres pensèrent que Morosini, touché de l’attachement de Naam pour sa nièce, l’avait soustraite à la rigueur des lois. La vérité ne fut jamais bien connue.

Seulement on prétend que l’année suivante, il se passa des choses étranges à la maison de campagne du juge. Une sorte de fantôme la hantait et remplissait d’effroi tous les environs. Le juge semblait avoir de rudes démêlés avec le lutin, et on l’entendait parler d’une voix suppliante, tandis que l’autre criait d’un ton de menace : — Si tu ne veux pas tenir ta parole, je te conseilla de me tuer, car je vais aller me livrer aux juges. J’ai rempli mes engagemens, c’est à toi de remplir les tiens. — Les bonnes femmes du pays en conclurent que le terrible juge avait fait un pacte avec le diable. L’inquisition s’en serait mêlée, si tout à coup le bruit n’eût cessé et si la maison du juge ne fût redevenue tranquille.

Environ cinq ans après ces évènemens, un groupe d’honnêtes bourgeois prenait le café sous une tente dressée sur la rive des Esclavons. Une famille patricienne qui venait de faire quelques tours de promenade le long du quai, se rembarqua un peu au-dessous du café, et la gondole s’éloigna lentement. — Pauvre signora Ezzelin ! dit un des bourgeois en la suivant des yeux, elle est encore bien pâle, mais elle a l’air parfaitement raisonnable — Oh ! elle est très bien guérie ! re-