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de Lakmi à son prisonnier, lorsqu’elle lui promet de le délivrer, il est impossible que Cedar prenne Lakmi pour Daïdha sans autre témoignage que le parfum des cheveux si souvent couverts de ses baisers. Que cet unique témoignage l’abuse pendant quelques instans, je le veux bien ; mais, dès les premières caresses qu’il reçoit et qu’il donne, il doit reconnaître son erreur et chasser loin de lui la courtisane impure qui a voulu dérober le bonheur de l’épouse.

Le séjour des deux amans dans le désert et leur mort désespérée sont retracés avec une grande vigueur ; mais, malgré le mérite incontestable qui éclate dans cette quinzième vision, je pense que M. de Lamartine eût bien fait de supprimer plusieurs traits qui nuisent à l’effet du tableau. La folie de Daïdha, après la mort de ses enfans, est une heureuse invention ; mais M. de Lamartine, en nous racontant l’agonie de cette mère désespérée, n’a pas su s’arrêter à temps. En multipliant les détails de la douleur maternelle, il a réussi à l’appauvrir. Quant au suicide de Cedar, qui place sur un bûcher sa femme et ses enfans, morts de faim et de soif, et qui maudit son ame comme il avait maudit son immatérialité, je déclare humblement n’avoir pas pénétré le sens de ce dénouement.

Qu’est-ce donc que ce livre qui abonde en beautés excellentes, en épisodes marqués du sceau de la plus haute poésie ? Est-ce un beau poème ? Assurément non. Y a-t-il, dans ces quinze visions dont nous avons dit franchement les défauts et les mérites, quelque chose qui ressemble à une composition logiquement ordonnée ? Le milieu se déduit-il du commencement, et la fin du milieu ? La bienveillance la plus généreuse ne peut aller jusqu’à reconnaître, dans la Chute d’un Ange, une œuvre conçue en vue d’un but déterminé. C’est un champ qui réjouit la vue, où les fleurs éclatantes succèdent aux moissons dorées ; parmi les acteurs qui marchent et qui agissent au milieu de ce magnifique paysage, plusieurs respirent la vigueur et sont taillés en athlètes. De gracieuses figures sont placées près de ces athlètes homériques ; mais l’action qui s’engage entre les personnages de ce livre obéit au hasard au lieu d’obéir à la volonté. Il n’y a pas de relation nécessaire entre l’amour de Cedar et de Daïdha et leur séjour chez Adonaï. On ne comprend pas pourquoi les deux amans, une fois instruits de la vérité religieuse, sont enlevés dans un navire aérien et portés dans le palais des titans. À proprement parler, il n’y a dans ce poème ni commencement, ni milieu, ni fin ; c’est une série éblouissante d’épisodes qui ne sont liés entre eux que par le rapport de succession, qui, loin d’être nés d’une volonté une, persévérante, progres-