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Cette tendance avait été celle du XVIIIe siècle ; accrue et imposée par Voltaire, elle devint bientôt générale ; les peuples étrangers renièrent leur passé pour se plier à l’imitation de la poétique de Versailles. Comme autant de barbares, ils s’attelèrent, captifs, au char du siècle de Louis XIV, et, les mains liées, ils ornèrent volontairement ce triomphe. Il y eut un moment où Boileau régna sans partage depuis Cadix jusqu’à Pétersbourg. Mais cette soumission dura peu ; la réaction ne manqua pas d’éclater ; elle eut pour chef Lessing. Cette révolution dans la critique fit paraître, à quelques égards, plus d’intolérance que l’école qui l’avait précédée. À l’inspiration qui se révélait chez les étrangers, se mêlaient les souffrances de l’orgueil national trop long-temps comprimé ; aussi, cette révolution dans les lettres eut-elle quelque chose de l’effervescence d’une révolution politique ou religieuse. C’est avec une sorte de fureur qu’on déchira le testament du grand siècle. Klopstock puisa dans ses rancunes une partie de son ardeur lyrique. Dans une épître fameuse, Schiller acheva de détrôner en Allemagne les modèles français, qu’il appelait les faux dieux. Les deux Schlegel prêtèrent aux passions des poètes le secours de l’érudition et des systèmes. Traqué dans son gîte, le vieux siècle fut à son tour renversé et dépouillé. Il n’y eut si mince critique, portant bât, qui ne donnât son coup de pied au lion terrassé. Corneille, Racine, Boileau, Voltaire, durent alors céder à Shakspeare, à Dante, à Calderon, à Gœthe. Or, cette réaction ne s’arrêta pas en Allemagne ; elle passa en Angleterre, où elle produisit les Walter Scott, les Byron, l’école des lacs. Avec Mme de Staël elle parvint bientôt en France. Qui ne se rappelle le moment où celle-ci parut tout occupée de se dépouiller elle-même de ses souvenirs accoutumés ? Dans la hâte que l’on avait d’embrasser l’avenir, on rejetait le passé comme un obstacle ou un reproche.

De nos jours, cet abandon de la tradition française, cette conversion à l’influence des modèles étrangers, n’ayant pas produit, en un moment, tout ce que l’on semblait en attendre, beaucoup d’esprits commencent à hésiter dans leurs entreprises ; ils se demandent s’il ne conviendrait pas de renier ce que l’on vient d’adorer, et, renonçant aux hardies aventures, s’il ne serait pas opportun de rentrer dans le passé pour y chercher un refuge contre le découragement des uns et la témérité des autres ; et la critique, flottant ainsi de doctrine en doctrine, de réaction en réaction, d’intolérance en intolérance, également incapable de fonder ou de détruire, ne sait que s’annuler elle-même au sein d’une perpétuelle mobilité : ce qui explique pour-