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MÉMOIRES DE LAFAYETTE.

sourde oreille aux menaces comme aux exhortations. Bref, après des heures de fluctuation houleuse, tous les délais expirés et la foule ne se contenant plus, Lafayette à cheval, au quai de la Grève, en tête de ses bataillons, ne bougeait encore, quand un jeune homme, sortant du rang et portant la main à la bride de son cheval, lui dit : « Mon général, jusqu’ici vous nous avez commandés, mais maintenant c’est à nous de vous conduire… » et l’ordre en avant ! jusqu’alors vainement attendu, s’échappa.

Le témoin véridique, de qui le mot m’est venu, n’en avait entendu que la lettre et n’en saisissait ni le poétique ni le figuratif. Depuis, j’ai souvent repassé en esprit, comme le revers et l’ombre de bien des ovations, cette humble image du commandant populaire. Et celui-ci était le plus probe, le plus inflexible, passé une certaine ligne ; il ne cédait ici qu’en vue surtout de maintenir et de modérer. Si l’on ne peut dire de lui qu’une fois la révolution engagée, il ait dominé les évènemens, s’il les a trop suivis ou (ce qui revient au même) précédés dans le sens de tout à l’heure, il en a été l’instrument et le surveillant le plus actif, le plus intègre, le plus désintéressé ; quand ils ont voulu aller trop loin, à un certain jour il leur a dit non et les a laissés passer sans lui au risque d’en être écrasé le premier ; en un mot, il a fait ses preuves de vertu morale. Mais, à ce début, il y eut de longs momens d’acheminement, d’embarras, de composition inévitable. L’indulgence qu’on a en révolution pour les moyens est singulière, tant que vos opinions ne sont pas dépassées.

Au 22 juillet 89, Lafayette fit tout ce qui était humainement possible pour sauver Foulon et Berthier ; le lendemain il déposait à l’Hôtel-de-Ville son épée de commandant, fondé sur ce que les exécutions sanglantes et illégales de la veille l’avaient trop convaincu qu’il n’était pas l’objet d’une confiance universelle ; il ne consentit à la reprendre que sur les instances les plus flatteuses et après des témoignages unanimes. Mais son impression sur ces attentats et quelques autres pareils qui, ainsi qu’il le dit, ont trompé son zèle et profondément affligé son cœur, son impression d’honnête homme n’atteignit pas alors sa vue politique et ne détruisit pas du coup le charme qui ne cessa que plus tard, lorsque le 10 août déchira le rideau. Des prisons de Magdebourg, en juin 93, Lafayette écrivait à la princesse d’Hénin : « Le nom de mon malheureux ami La Rochefoucauld se présente toujours à moi… Ah ! voilà le crime qui a profondément ulcéré mon cœur ! La cause du peuple ne m’est pas moins sacrée ;