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de Washington à Mount-Vernon ; car rien n’est achevé et tout recommence. Il est mis à la tête d’une armée dès le commencement de 92. De la frontière où il travaille à organiser la défense, il écrit, le 10 juin, à l’assemblée législative, et, après le 20 juin, quittant son armée à l’improviste, il paraît à la barre de cette assemblée pour la rappeler à l’esprit de la constitution, à la déclaration des droits violée chaque jour. Il veut faire deux guerres à la fois, contre l’invasion prussienne et contre la révolution croissante : c’est trop. Il retourne à son camp sans avoir rien obtenu que les honneurs de la séance : le 10 août va lui porter la réponse. À cette nouvelle, il met son armée en insurrection, mais en insurrection passive ; il proclame et il attend ; mais il attend vainement. L’exemple ne se propage pas, les autres armées se soumettent, et Lafayette voyant que le pays ne répond mot, ne songe qu’à s’annuler, dans l’intérêt, non pas de la liberté qui n’existe plus, dit-il, mais de la patrie, qu’il s’agit toujours de sauver ; il passe la frontière avec ses aides-de-camp, non sans avoir pourvu à la sûreté immédiate de ses troupes.

Que cette conduite toute chevaleresque et civique soit jugée peu politique, je le conçois ; elle est d’un autre ordre. Politiquement, cette manière de faire ne saurait entrer dans l’esprit de ceux qui ne la sentent pas déjà par le cœur. Lord Holland, venu en France pendant la paix d’Amiens, causait de Lafayette avec le ministre Fouché ; celui-ci, au milieu d’expressions bienveillantes, taxait Lafayette d’avoir fait une grande faute, et il se trouva que cette faute était, non comme lord Holland l’avait d’abord compris, de s’être déclaré contre le 10 août, mais de n’avoir pas, quelques mois plus tôt, renversé l’assemblée, rétabli le pouvoir royal et saisi le gouvernement. Sans être Fouché, on peut remarquer, au point de vue politique et du succès, que, dans de telles circonstances, la démonstration de Lafayette, ainsi limitée, devait demeurer inefficace ; que proclamer le droit et attendre, l’arme au bras, une manifestation honnête, puis, s’il ne vient rien, se retirer, c’est compter sans doute plus qu’il ne faut sur la force morale des choses ; comme si, à part certains momens uniques et qui, une fois vus, ne se retrouvent pas, rien se faisait tout seul dans les nations ; comme s’il ne fallait pas, dans les crises, qu’un homme y mît la main, et fît faire à tous même les choses justes et bonnes, et libres.

Mais Lafayette (et voilà ce qui importe) en allant au-delà, n’était plus le même ; il sortait de l’esprit de sa ligne, de sa fidélité à ses sermens, de sa religion publique ; il tombait dans la classe des hommes