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MÉMOIRES DE LAFAYETTE.

à 18 brumaire. Que cette tâche eût été, ou non, en rapport avec ses forces, c’est ce que je n’examine point. Le premier obstacle était dans la morale même qu’il professait, dans son respect pour la liberté d’autrui, dans l’idée la plus fondamentale et la plus sacrée de sa politique. Au-dessus de l’utilité immédiate et disputée qu’il eût pu apporter au pays par une intervention en armes, il y avait pour lui, homme de conviction, quelque chose de bien plus considérable dans l’avenir. Si l’idée de liberté n’était pas engloutie sans retour, s’il devait y avoir pour elle, comme il ne cessait de l’espérer, réveil, purification et triomphe, ce n’était qu’au prix de cette attente, de cette abnégation, de ce respect témoigné par quelqu’un (ne fût-ce qu’un seul !) envers la liberté de tous, même égarée et enchaînée. Il eut cette idée, et elle est grande ; elle est digne en elle-même de tout ce que l’antiquité peut offrir de stoïque au temps des triumvirs, et elle a de plus l’inspiration sociale, qui est la beauté moderne. En passant la frontière, dans les prisons de Magdebourg, de Neisse et d’Olmütz, plus tard dans son isolement de Lagrange sous l’empire, il se disait : « Il y a donc quelque utilité dans ma retraite, puisqu’elle affiche et entretient l’idée que la liberté n’est pas abandonnée sans exception et sans retour. »

Par sa sortie de France en 92, la vie politique de Lafayette durant notre première révolution se dessine nettement, et elle devient l’exemplaire-modèle en son espèce. Il a pu dire, après sa délivrance d’Olmütz, ce qu’on redit volontiers avec lui après les passions éteintes ;. « Le bien et le mal de la révolution paraissaient, en général, séparés par la ligne que j’avais suivie. » Son nom, que j’aime à trouver de bonne heure honoré dans un iambe d’André Chénier, a passé, depuis quarante ans déjà, en circulation, comme la médaille la mieux frappée et la plus authentique des hommes de 89.

La gloire et le malheur de ces médailles trop courantes est d’être comme les monnaies qui bientôt s’usent ; on n’en veut plus ; mais l’histoire vient, et de temps en temps, par quelque aspect nouveau, les refrappe et les ravive.

Le titre d’homme de 89, dont Lafayette nous offre la personnification équestre et en relief, reste lui-même le plus honorable, non seulement en politique, mais en tous les genres et dans toutes les carrières. En toutes choses il y a, j’oserai dire, l’homme de 89, le girondin et le jacobin. Je ne parle pas de la nature des opinions, mais de leur caractère et de leur allure : ce sont là comme trois familles d’esprits ; on les retrouve plus ou moins partout où il y a