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les intérêts de sa puissance avec ceux des grands états européens. On ne l’empêchera point, par crainte de l’avenir, de transplanter dans les pays qu’il gouverne la civilisation de l’Occident. On ne fixera point le chiffre de son armée, le nombre de ses vaisseaux, la quotité des revenus qu’il devra tirer de contrées plus fertiles de jour en jour ; on ne lui conseillera point de rendre au sultan un seul village, ou de démanteler les fortifications du Taurus ! On jouira de tous ses triomphes sur le désert et sur la barbarie, et quand il mourra plein de jours et de gloire, quel que soit l’état de l’empire turc, Ibrahim-Pacha recueillera sans obstacle, de la part de l’Europe, l’héritage du pouvoir paternel.

Voilà, monsieur, ce que je dirais à Méhémet-Ali, si j’étais chargé de lui faire entendre que l’Europe ne peut en ce moment reconnaître son indépendance, et je lui parlerais aussi d’un élément qui lui manque pour fonder en ce moment une souveraineté durable. Je lui dirais qu’il a créé une armée, mais qu’il n’a point de nation, et qu’il bâtira sur le sable, s’il ne prend pas une nationalité pour base de sa puissance. Cet élément, il l’a sous la main, et avec du temps, il le rendra propre à l’accomplissement de ses vues : mais il faut du temps. Et ici, je vous l’avouerai, si j’avais pareille mission à remplir, je ne serais plus parfaitement sûr que le vieux pacha me comprît, malgré l’étendue de son intelligence. J’aimerais mieux, si tout ce que l’on en rapporte est vrai, avoir affaire à Ibrahim-Pacha, à celui qui a dit en 1832 : « J’irai aussi loin que l’on me comprendra en arabe. » C’est donc à vous que j’adresse les observations suivantes, à vous, et à ceux qui n’auraient pas vu tout d’abord comment la grandeur de Méhémet-Ali et de sa race peut gagner à l’ajournement de ses projets d’indépendance. Vous savez que le pacha d’Égypte, né Turc, exerce par des Turcs son autorité sur les Arabes. Le pouvoir, dans la plupart de ses applications, est presque exclusivement aux mains des premiers ; les autres obéissent, travaillent, exploitent et fécondent le sol, mais s’élèvent peu dans la hiérarchie du commandement. À la plus belle époque de l’empire ottoman, il en était ainsi en Égypte, en Syrie, dans les régences barbaresques, en Grèce ; avec cette différence néanmoins, que les Turcs ne demandaient alors aux races conquises que soumission et tribut, tandis que maintenant Méhémet-Ali emploie les Arabes dans ses états, comme instrumens actifs d’une prodigieuse révolution matérielle, politique et sociale. Ai-je besoin d’ajouter, que ce ne sont pas à beaucoup près les conditions les plus favorables pour la stabilité d’un empire, et que Méhémet-Ali a quelque chose de plus à faire pour identifier désormais les destinées de sa race avec celles de l’Égypte et de la Syrie ? Je ne lui reproche pas d’avoir procédé autrement dans l’origine ; je n’accuse ni son despotisme, ni les moyens violens qu’il a employés pour relever l’Égypte de sa décadence. Mais je crois que maintenant, l’impulsion donnée, il lui serait possible et salutaire de modifier ses anciens erremens, de relâcher un peu les liens de fer qui étreignent les populations, de donner au travail des mobiles différens et de montrer comme but à la race arabe, dans un avenir plus rapproché, l’égale accessibilité aux priviléges sociaux. C’est ainsi que Méhémet-Ali et son fils élargiront la base de leur puissance, et qu’au lieu de gouverner par une minorité étrangère, ils régneront sur un grand peuple par des élémens nationaux. La nécessité de ce changement dans le système gouvernemental de Méhémet-Ali, ou du moins la nécessité d’y tendre et de fortement marquer cette tendance, a