Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 15.djvu/459

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
455
VOYAGE AU CAMP D’ABD-EL-KADER.

connue : mais il paraît qu’Abd-el-Kader, en sa qualité de marabout, a cru devoir se ranger à l’opinion la plus sévère, du moins en ce qui concerne le tabac. Il a défendu expressément de fumer dans son camp d’une manière ostensible. Chacun se dédommage, il est vrai, dans sa tente, de la contrainte qu’il doit s’imposer au dehors. Il y a aussi plusieurs cafés publics ambulans, où la pipe est tolérée : nous avons été visiter un soir celui qu’on appelle le café du bey, et nous y avons trouvé quelques grands personnages de la maison de l’émir, qui nous ont accablés de politesses, ce que nous avons attribué principalement au bon accueil que nous venions de recevoir de leur maître. Ces barbares ont d’admirables dispositions pour la vie des cours ; ils se montrent aussi habiles à deviner le degré de crédit, de faveur de celui avec qui ils se trouvent, que pourraient le faire nos courtisans les plus consommés d’Europe. À peine avions-nous pris place sur les tapis, et nos yeux ne distinguaient pas encore nettement les espèces de fantômes dont nous étions séparés par un épais nuage de fumée, que déjà les invitations de prendre du café nous arrivaient de tous côtés. Cette liqueur se sert ordinairement avec le marc, et comme l’eau que l’on pouvait se procurer dans le camp avait un goût bitumineux détestable, il résultait de ce concours de circonstances une boisson bourbeuse dont nous ne tardâmes pas à être dégoûtés. Nous nous hâtâmes donc d’abandonner la place avant d’avoir épuisé la série des invitations qui nous avaient été adressées, et malgré les vives instances que faisaient nos amphitryons pour nous retenir plus long-temps.

Mais le rigorisme de l’émir nous a entraîné dans une digression dont nous nous hâtons de sortir. Au moment où notre fumeur fut obligé de laisser sa pipe s’éteindre, nous nous dirigions vers les collines qui entourent le vallon où l’armée d’Abd-el-Kader venait de s’établir.

Étant montés sur un des mamelons qui dominent la position, nous eûmes un aspect général du camp. Il avait une forme circulaire, et, sauf la tente de l’émir, placée à peu près au milieu, et les tentes qui formaient la circonférence, toutes dressées à une trentaine de pas les unes des autres, le reste était disposé de la manière la plus irrégulière, ce qui rendait le parcours du camp assez difficile. Nous comptâmes quatre cent cinquante tentes : les plus grandes contenaient jusqu’à trente-cinq hommes, et les plus petites deux ou trois. De la sorte tout le monde se trouvait à l’abri. Les tentes appartenant à l’armée régulière sont transportées sur des mulets ou des chameaux