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VOYAGE AU CAMP D’ABD-EL-KADER.

jecture qui restera juste tant que nos armées en Afrique n’auront pas été rendues aussi mobiles que celles des Arabes. C’est pour s’assurer ce refuge qu’il fait rebâtir Tekedemt, qu’il fait occuper des forts sur la limite du désert. Au reste, il ne nous a pas caché cette intention, et il a dit à l’un de nous que, s’il avait encore une fois la guerre avec les Français, il éviterait soigneusement toute rencontre, et se retirerait devant nous, bien convaincu que nous ne pouvons tenir long-temps la campagne, et que nous ne voulons pas établir une occupation permanente dans les villes de l’intérieur.

Avec les qualités qui distinguent Abd-el-Kader, il n’est pas douteux qu’il ne réussît complètement dans ses projets, s’il possédait le don le plus nécessaire aux ambitieux : la patience. Mais l’émir va trop vite, et, dans sa hâte d’arriver au but, il ne garde même pas les apparences. Il comprend cependant, car il nous l’a dit, que la France est bien plus touchée par ce qui blesse son honneur que par ce qui affecte purement ses intérêts matériels. Son intelligence lui a révélé ce fait, qui devrait régler sa conduite envers nous ; mais son ambition, plus forte que tout le reste, le pousse en avant, et il ne s’arrêtera que lorsqu’il aura vu le dernier Français monter sur le dernier vaisseau, ou bien lorsque la France l’aura brisé lui-même.

Les réflexions dont l’émir vient d’être l’objet pourront paraître sévères. Elles ne sont cependant que l’expression sincère d’une observation attentive et impartiale. Bien plus, celui qui les formule n’a pas su, plus que les autres, résister à la séduction qu’Abd-el-Kader exerce sur tous ceux qui l’approchent ; il n’a eu qu’à se louer de la conduite de ce chef. Mais il regarde comme un devoir de faire connaître dans toute son étendue ce qu’il a vu et senti ; et, tout en aimant la personne de l’émir, il croit nécessaire de ne pas dissimuler ses projets, que lui-même ne cherche guère à cacher.

L’impatience qu’éprouve cet homme de dominer dans la régence est telle, qu’il nous a demandé sérieusement si le gouverneur-général l’autoriserait à traverser la Mitidja avec son armée. Il n’ignore pas la fermentation que son approche a excitée dans la plaine, et il veut exercer sur le peu de tribus que nous nous sommes réservées, le talent de séduction qu’il possède à un si haut degré. Une telle promenade, si elle eût été possible, aurait été pour lui de bonnes semailles confiées au champ de l’avenir.

Le moment de notre départ approchait, et nous nous hâtions de profiter du peu d’instans dont nous pouvions encore disposer pour compléter nos études sur les hommes et les choses dont nous étions