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DE LA QUESTION COLONIALE.

et surtout leurs voisins, leurs frères d’autrefois, avec cet entraînement de l’esprit français qui ne s’est conservé nulle part plus vivace que dans l’ancienne île de France, esprit facile et souple qui s’insinue partout, esprit dominateur qui veut former le monde à son image et qui ne le veut pas en vain. Aussi verrons-nous probablement se manifester le plus bizarre phénomène, à l’île Bourbon : l’émancipation s’y trouvera parvenue à une sorte de maturité, par des causes extérieures, avant d’être arrivée au même point dans les autres colonies, et cependant la véritable et intime maturité ne sera pas développée à un égal degré dans la classe qu’il s’agira de déclarer libre. Il y a là une funeste anomalie.

Quelques heureuses circonstances toutefois, particulières à l’île Bourbon, permettent d’espérer que les dangers de cette transition seront un peu atténués ; c’est d’abord l’infériorité numérique de la classe de couleur libre, qui, n’étant que dans la proportion du quart avec les blancs, sera emportée dans leur mouvement, au lieu de le contrarier ; c’est l’affinité de mœurs, de travail et d’indigence qui, à Bourbon, rapproche des esclaves un grand nombre de libres de couleur et même une multitude d’hommes réputés blancs, mais placés aux derniers rangs de leur population.

Il faut dire ici la vérité sur la manière dont s’est opéré le classement des couleurs dans cette île, dont les Européens ne se sont occupés activement que depuis peu d’années. On assure (et ce ne sont pas les statistiques officielles, car elles dédaignent de pareils traits si expressifs pourtant dans la physionomie d’un peuple), on assure qu’il y a eu une époque, encore assez rapprochée de nous, où il suffisait à un créole bourbonnais de se dire blanc, et de n’être pas trop visiblement démenti par la teinte de son visage et de ses mains, pour être admis sans contrôle dans la grande corporation aristocratique, qui s’établissait peu à peu, à l’exemple des autres colonies, sur la noblesse de l’épiderme. Plus tard, on a vu, pour ainsi dire, le jour et l’heure où, tout le monde commençant à être classé et à se connaître, et les étrangers arrivant plus nombreux pour servir aux vrais blancs de types sans alliage, il a été interdit de se choisir ainsi chacun sa place. Cette histoire de la formation étrange d’une aristocratie à l’île Bourbon, est bien connue de tous les voyageurs qui l’ont visitée. Quelques-uns pourraient attester qu’une famille de créoles, toute puissante dans cette île, sous le gouvernement de la restauration, et acceptée pour blanche, presque pour souveraine parmi les autres familles de la féodalité coloniale, pleurait