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COURS DE LITTÉRATURE FRANÇAISE.

histoire, presque secrète ou au moins très oubliée, des livres n’est pas moins nécessaire en littérature que le sont les mémoires en politique pour expliquer bien des choses. Un livre n’est qu’un morceau détaché de la pensée, de la vie d’un auteur ; l’auteur lui-même appartient à son siècle. Son siècle ! Le mot est bien ambitieux. Son génie dépend de mille petites circonstances, du lieu de sa naissance, de son éducation, de l’humeur des gens dans la société de qui il a passé ses premières années. Tout cela fait l’auteur et tout cela fait le livre. Rousseau n’a jamais pu effacer la tache de domesticité que la honte et l’orgueil avaient fait entrer jusqu’au fond de son ame. Elle était invisible pour tout le monde ; lui seul la voyait et toujours, toujours ! Ni la gloire, ni le fol enthousiasme du monde, ni l’âge, ni la philosophie, rien n’a lavé la malheureuse tache qui reparaissait à ses yeux au milieu des plus brillans succès ; rien n’a fait taire la voix qui lui disait : Tu as été valet. Et je ne sais, malgré l’esprit élégant de Voltaire, ses triomphes, sa cour de rois, je retrouve dans l’effronterie d’un grand nombre de ses pages l’homme de lettres ivrogne et libertin du commencement du XVIIIe siècle, soupant volontiers chez les grand seigneurs, et se vengeant de ses complaisances un peu basses par des épigrammes plus basses encore ! La magnificence des dentelles de Buffon va on ne peut mieux avec la parure et la pompe de son style ; la forme épigrammatique que Montesquieu donne souvent à ses pensées les plus profondes est d’un homme qui, avant d’écrire dans la retraite, avait vécu dans une société de femmes spirituelles et d’esprits recherchés. En tout il n’y a presque pas un livre de ce temps-là qui ne vous dise à chaque page : Quel effet ferais-je dans les salons de Paris ?

Il faut donc savoir, non seulement ce que sont les livres, mais ce qu’ont été les auteurs ; la biographie est une partie principale de la critique. M. Villemain connaît admirablement les mémoires secrets de la littérature. Il rapproche les ouvrages de la vie des auteurs, il montre le livre dans l’homme, il explique les défauts du goût par les faiblesses de l’ame ; et presque toujours, graces en soient rendues à la justice divine, le talent a failli par où la moralité a manqué. Voulez-vous voir tout de suite la distance qui sépare le langage d’un homme vertueux, simple, sincère en tout, des traits recherchés d’un bel-esprit parfaitement égoïste ? Un passage d’une admirable simplicité, pris dans une lettre du bon Rollin, un trait de déclamation souverainement froid et ridicule échappé à Fontenelle et recueilli par M. Villemain, vous mettront à même de juger du cœur des deux hommes.