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Rollin écrit au roi, protestant et philosophe, Frédéric : « Votre majesté descend du trône jusqu’à son serviteur et par là trouve le moyen de se mettre de niveau avec lui pour en faire son ami. Oui, sire, je le serai toute ma vie. Mais c’est trop peu pour moi : que me reste-t-il à vivre ? Je souhaite l’être pendant toute l’éternité : cet unique vœu dit beaucoup de choses. » Écoutons maintenant le sage Fontenelle recevant à l’Académie le cardinal Dubois qui succédait à M. Dacier. « Quel honneur, dit Fontenelle, pour M. Dacier dont le nom, déjà lié par ses travaux à ceux de Platon, de Plutarque, de Marc-Aurèle, le sera désormais à celui du cardinal Dubois ! »

L’heureux rapprochement ! Quelle gloire pour M. Dacier d’avoir traduit Platon et d’être mort assez à propos pour céder sa place dans l’Académie française au cardinal Dubois ! Que la comparaison est bien trouvée entre Marc-Aurèle et l’abbé fripon qui eut l’habileté d’escroquer jusqu’à un chapeau de cardinal ! Quelle vie à ajouter à celles des grands hommes de Plutarque que la vie de Dubois ! Je suis bien sûr que M. Dacier, dans sa candeur d’helléniste, n’aurait jamais fait au cardinal Dubois un compliment comme celui-là ! Il aurait pu outrer l’éloge, comparer le valet du régent au cardinal de Richelieu, dont Dubois était bien loin d’avoir la hauteur d’ame, ou au cardinal Mazarin, aussi fin et aussi corrompu que Dubois, plus homme d’état que lui ; il aurait pu sacrifier à Dubois la gloire de tous les cardinaux du monde, et même de tous les papes ; mais Marc-Aurèle, mais Platon, mais Plutarque ! oh ! ces hommes-là, le bon M. Dacier n’en aurait pas fait le sacrifice à tous les premiers ministres de France et d’Angleterre ! On voit bien que Fontenelle se moquait des anciens et faisait à peu près le même honneur aux modernes !

Ceci est malheureusement un des traits caractéristiques du XVIIIe siècle, malgré de nobles exceptions. Voltaire rachetait ses libertés par des flatteries qui ne lui coûtaient rien, qui coulaient de source. Un premier ministre était toujours à peu près sûr d’être son meilleur ami. Les réputations les plus pures de l’histoire ancienne et moderne, les noms les plus vénérés, ceux de Sully, de Colbert, de Marc-Aurèle, de Socrate, viennent sous sa plume arrondir un compliment et enjoliver une phrase caressante, ce qui n’empêche pas Voltaire de reprocher amèrement au XVIIe siècle les pompeux mensonges de quelques dédicaces et de quelques oraisons funèbres. Oui, le XVIIe siècle aussi a été flatteur, mais il est presque toujours digne, jusque dans l’excès de ses flatteries, parce que celui qui flatte se tient à une distance respectueuse de celui qui est flatté, et n’a pas l’air d’un valet qui