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presse de passer à autre chose ! Buffon, le grand naturaliste, est encore plus amoureux de l’éloquence et de la beauté du style que le grand publiciste. Il en est trop amoureux, j’en conviens ; il se farde ; il est brodé et doré sur toutes les coutures ; il sacrifierait, je crois, une vérité, s’il ne pouvait l’exprimer en termes qui satisfissent son goût de magnificence. Mais, après tout, il est lu de l’univers entier ; cela n’arrive guère aux naturalistes. La finesse des tours de Fontenelle est l’œuvre de l’art le plus délicat. Il met dans chacun de ses mots tout l’esprit qu’il peut contenir, et cet homme, qui n’était étranger à aucune science, physique, astronomie, géométrie, est le plus merveilleux constructeur de phrases ingénieuses que je connaisse.

Et les sauvageries de Rousseau, qu’y a-t-il de plus littéraire au monde ? Rousseau a rompu avec les salons de Paris ; il a vendu sa montre ; il a pris une perruque ronde et un habit gris ; le voilà ermite et reclus. Mais à quoi songe-t-il sous ces beaux arbres, dans ces vertes clairières de la forêt de Montmorency ? Il songe à transporter dans son style la fraîcheur des ombres, la limpidité des eaux, la vague immensité des champs ; il a renoncé à tout, moins, je lui en demande bien pardon, pour être plus philosophe que pour être plus éloquent. La sagesse n’a que le second rang dans son cœur ; la beauté, sous la forme que lui donne le vêtement du langage, a le premier. Oh ! que la brusquerie de son humeur et la bizarrerie de sa vie vont fournir à sa verve oratoire de traits piquans, de déclamations brillantes ! Comme il rentrera dans ces salons qu’il a quittés, dans ces académies qu’il dédaigne et qui le haïssent, dans toute cette société littéraire, armé de paradoxes et d’éloquence ! Comme il aura le droit d’être grondeur, frondeur, moraliste et misantrope, et de faire d’admirables livres contre les livres, de la philosophie contre les philosophes, des romans mondains contre le monde ! Il ne s’épargnera pas lui-même, et il ne sera jamais plus éloquent qu’en dévoilant les fautes de sa propre vie. À Dieu ne plaise pourtant que je veuille dire que Rousseau n’a cherché dans sa philosophie que des effets oratoires ! Je veux dire que, comme tous les hommes de son temps, il a eu pour première passion la passion des lettres ; il leur a tout confié, ses peines, ses erreurs, ses amours ; il n’a pas eu un sentiment qu’il n’ait écrit, une espérance ou une angoisse, une idée sublime ou folle, qu’il n’ait fixée par la beauté de son style dans des pages qui ne mourront pas.

Avec tout cela, je le sais bien, le XVIIIe siècle n’a que la seconde place en littérature, peut-être même parce qu’il a été trop litté-