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pénétrerait jusqu’à ces sauvages habitans des plaines de Buenos-Ayres[1], ces gauchos qui vivent à cheval et sans chemise, enfans dégénérés des héros espagnols de la conquête, qui n’ont presque plus du chrétien que le nom, et de l’homme que la figure. L’Espagnol a bien porté sous le même ciel les meilleurs végétaux et les animaux les plus utiles de l’Europe, qui s’y sont acclimatés et propagés, mais qui dégénèrent aussi et deviennent sauvages, quand la main de l’homme se retire et quand son œil se détourne.

Il y a dans les nouveaux états de l’Amérique du sud quelques hommes de haute intelligence qui comprennent que leur patrie a besoin de l’Europe, et parmi les hommes d’état européens, il y en a aussi qui comprennent toute la grandeur de la mission que nous réserve l’avenir dans cette autre partie du monde. Nulle conviction ne peut être plus féconde en résultats glorieux pour l’humanité, et nous n’avons écrit ce peu de lignes que pour en faire sentir l’importance. Les Espagnols et les Portugais ont introduit en Amérique tous les rudimens de la civilisation européenne ; mais il faut maintenant les développer, les agrandir, les élever au niveau sans cesse déplacé du présent. L’empire de la nature sauvage est encore trop étendu dans ces contrées ; les distances y sont prodigieuses ; le rapprochement des hommes entre eux y est trop difficile, l’échange des idées trop rare, l’action du pouvoir social trop lente et embarrassée par trop d’obstacles. Il faut que ce soit d’abord l’Europe, c’est-à-dire le génie entreprenant et actif de ses enfans, et l’ambitieuse mobilité de ses capitaux, qui se chargent des améliorations réclamées par un tel état de choses. Et déjà commence à s’accomplir dans cette même voie le vœu que nous exprimons ici. Ce sont des Anglais qui viennent d’établir la navigation à vapeur sur la Magdalena, depuis son embouchure jusqu’au cœur de la Nouvelle-Grenade, dont ce beau fleuve est une des plus grandes artères. Pour comprendre ce que c’est qu’un pareil établissement dans un pareil pays, il faut voir dans le curieux voyage de M. Mollien en Colombie, de l’année 1823[2], comment on remontait

  1. Nous citons Buenos-Ayres et les pampas du Rio de la Plata, parce que ces provinces, si long-temps déchirées par les plus sanglantes révolutions, et auxquelles l’administration de M. Rivadavia avait rendu quelque prospérité, semblent aujourd’hui retomber dans la barbarie. Les Indiens, qui ont toujours été de si dangereux ennemis dans cette partie de l’Amérique, regagnent chaque jour du terrain, et la campagne devient inhabitable. Pour comble de maux, l’insolente obstination du général Rosas, chef de cet état, vient de forcer la France au blocus de la Plata, tandis que les passions de ce même gouverneur ont précipité Buenos-Ayres dans une guerre impolitique, ruineuse et inutile, contre le général Santa-Cruz, protecteur de la confédération péru-bolivienne. Santa-Cruz est, pour le dire en passant, un des chefs américains qui méritent le plus que l’Europe s’intéresse au maintien de son pouvoir.
  2. Plusieurs années après, M. Bresson, chargé d’une mission particulière dans les nou-