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ÉTABLISSEMENS RUSSES DANS L’ASIE OCCIDENTALE.

tenant, en supposant que ces prévisions se réalisent, l’Europe devrait-elle s’en inquiéter beaucoup, et les nations occidentales auraient-elles un grand intérêt à s’opposer à ces agrandissemens ? Telle est la question que nous nous proposons d’examiner. Qu’on veuille bien faire attention que nous laissons tout-à-fait intacte la question de la Turquie européenne, qui n’est nullement de notre sujet, et sur laquelle d’ailleurs l’opinion publique est, sinon éclairée, du moins décidée. Personne en Europe ne permettrait que le sultan cessât d’être le gardien du Bosphore, et, dans l’état actuel des choses, la Russie ne pourrait mettre la main sur Constantinople sans déclarer la guerre à trois des grandes puissances pour le moins ; car l’Autriche est plus intéressée encore dans cette question que la France et que l’Angleterre. On est d’accord que l’intégrité de l’empire ottoman en Europe doit être maintenue à tout prix, et nous sommes sur ce point de l’avis de tout le monde. Quant aux progrès des Russes en Asie, dont les publicistes anglais cherchent à nous faire peur, c’est une toute autre question, et nous devons avouer que, toutes réflexions faites, ces progrès nous inquiètent médiocrement.

Que la Russie puisse un jour devenir dangereuse pour l’Europe, c’est ce que nous n’avons garde de nier ; mais si elle menace jamais notre indépendance, ce ne sera certainement pas comme puissance asiatique. Ce qui peut rendre les czars redoutables, c’est qu’ils sont les chefs d’une nationalité et d’une religion, de la nationalité slave et de la religion grecque. Les Slaves, si souvent vaincus et opprimés, à l’époque des grandes invasions des barbares, qu’ils ont donné leur nom à l’esclavage ou qu’ils l’ont reçu de lui, n’ont participé que de loin au grand mouvement du moyen-âge, et n’ont pas subi la forte discipline féodale et ecclésiastique sous laquelle se sont formées les races latines et germaniques. La Pologne a seule reçu cette empreinte catholique et chevaleresque ; malheureusement cette brillante et généreuse nation n’a pas pu arriver à maturité, ni réformer les vices de sa constitution sociale : sans cela, elle se fût mise naturellement à la tête des peuples slaves, et sa suprématie sur ces peuples eût beaucoup mieux valu que celle de la Russie, restée trop étrangère à l’Europe pour qu’il puisse y avoir une véritable fraternité entre elle et nous, et dont la civilisation, brusquée et prise toute faite, pour ainsi dire, n’a pu pénétrer beaucoup plus loin que la surface, parce qu’elle n’est pas le produit de la lente élaboration des siècles. Quoi qu’il en soit, la subite élévation de la puissance russe a vivement frappé tout ce qui est d’origine slave, et, à mesure que l’empire des czars a