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Cela me rappelle une bien belle réponse que m’a rapportée, en Suède, le maréchal comte de Stédnigk, à qui elle avait été faite par un grenadier français. — Pendant la guerre de l’indépendance de l’Amérique, où le maréchal servait comme volontaire, une compagnie française avait pris d’escalade un fort situé au haut d’un rocher très escarpé, et dont j’ai le tort grave d’avoir oublié le nom. M. de Stédnigk, alors simple officier, étant venu visiter le rempart, témoigna sa surprise en voyant la raideur de l’escarpement, et s’adressant à un grenadier en faction : « Et comment diable, mes amis, dit-il, avez-vous fait pour monter ici ? — Ah ! mon capitaine, répondit le soldat, c’est que l’ennemi y était ! »

Pour nous, l’ennemi, le Vignemale, y était incontestablement. Mais nous marchions de confiance vers ce but invisible, nous l’attaquions par surprise, nous montions sur le dos du géant sans qu’il s’en doutât, et nous l’avons saisi à la nuque, avant qu’il ait pu s’éveiller. Malheur à nous si, sortant de son sommeil séculaire, il avait secoué les neiges qui le couvrent ! Je crois que nous aurions payé cher notre fantaisie d’avoir voulu grimper sur ses épaules !

Je trouve, en vérité, que, sans trop de poésie dans l’imagination, on serait quelquefois tenté de personnifier ces montagnes mystérieuses et inhabitées. Combien d’obstacles, de dangers n’opposent-elles pas au mortel téméraire qui leur rend visite ! Les avalanches, les précipices, les crevasses des glaciers, et jusqu’à cette difficulté de respirer qui vous fait tant souffrir, quand vous touchez au terme de vos efforts, tout cela n’a-t-il pas quelque chose d’étrange, de surnaturel ? Ne croirait-on pas qu’il y a là-haut une divinité malfaisante, un vieux génie de la montagne qui en défend les approches ?

Vers onze heures, nous fîmes notre première halte, et nous nous retournâmes pour la première fois. La vue était déjà immense, et déjà plus d’une chaîne s’étendait à nos pieds ; derrière nous, le glacier du Vignemale s’élevait à pic entre des rochers aigus ; à droite, un énorme amphithéâtre étendait son cirque de marbre semblable à l’Oule de Gavarnie et à celle de Troumouse. Nous tirâmes du sac de nos guides quelques provisions, et nous nous mîmes à déjeuner. Cantouz portait fièrement mon baromètre ; il semblait attacher beaucoup d’importance à voir constater avec certitude la hauteur de la montagne. Ce brave homme n’est pas tout-à-fait étranger à la minéralogie et aux sciences physiques. Il assurait qu’on n’avait pu mesurer rigoureusement, par les moyens géométriques, le Vignemale, en opérant du Pic-de-Midi de Baréges, et qu’à nous les premiers appar-