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INSTRUCTION PUBLIQUE.

grande. Les philologues, qui classent les races par la distinction des langues, pourraient dire que la nation française se compose de cent peuples divers, car on y compte autant d’idiomes. N’est-ce pas une rude tâche que d’apprendre la langue de l’académie à des enfans qui n’ont pour recevoir et transmettre des idées qu’un grossier patois ? Quand l’enfant du village parviendrait à lire couramment la grammaire française, ne serait-il pas dans le cas où l’on mettrait le collégien en ne lui présentant qu’un livre latin pour apprendre la langue latine ? Ne nous étonnons donc pas que ces écoliers fatiguent leur mémoire sans profit pour leur intelligence, que tout l’univers soit pour eux le canton où ils peuvent se faire entendre, et que plusieurs, ainsi que les inspecteurs l’ont constaté, n’aient pas même soupçon de leur qualité de Français.

De ce que nous dévoilons toutes ces infirmités morales, il ne faudrait pas conclure qu’elles sont sans remède à nos yeux. Les généreuses sympathies qui éclatent chaque année au sein des chambres, les efforts du gouvernement, dont la sincérité est hors de doute, amèneront tôt ou tard d’heureux résultats. Soixante-seize écoles normales, en exercice aujourd’hui, enverront bientôt dans les communes des instituteurs plus instruits et plus dignes, et l’expérience a démontré que les classes bien tenues étaient toujours honorablement fréquentées. Un vaste système de communications fera circuler jusque dans les hameaux des idées nouvelles dont le frottement usera la rouille des vieilles idées. Enfin, et ce dernier point nous paraît le plus important, l’érection d’une école, n’étant plus regardée comme un acte d’hostilité contre le clergé, ne suscitera plus les répugnances religieuses, et tous les curés seront bientôt fiers de mériter le témoignage que les inspecteurs rendent déjà du zèle de beaucoup d’entre eux. Nous croyons, en un mot, qu’on peut se consoler des misères du présent, en se tournant vers l’avenir. Mais ne serait-ce pas une témérité d’admettre, d’après M. Émile de Girardin, que les douze millions d’enfans de trois à seize ans, que compte la France aujourd’hui, pourraient être régénérés en dix ans ?

Il est vrai qu’en fait de réformes, M. de Girardin paraît être de l’école de Pierre-le-Grand. Il tranche les difficultés en véritable moscovite. — « Hommes de résolution, s’écrie-t-il (page 23), il faut marcher contre les obstacles par la voie la plus courte, réunir toutes ses forces, engager énergiquement l’action, et traiter en ennemi ce qui résistera. » — En ennemi ! le mot est des plus justes. D’après le plan proposé, tout individu qui, dans dix ans, aurait atteint l’âge de vingt ans sans savoir lire ni écrire, serait mis par le fait hors la loi. Placé par sa fortune au rang des contribuables, il serait privé de l’exercice de ses droits politiques ; condamné par le besoin à chercher son pain dans la fange d’une grande ville, ou à veiller jour et nuit sur un troupeau, on lui attribuerait de droit les premiers numéros dans le tirage du recrutement, c’est-à-dire qu’on le punirait de son indigence par la privation de sa liberté. M. de Girardin croit autoriser cette rigueur par l’exemple de l’Al-