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fut assez surpris de le voir figurer dans cette affaire, et une vive inquiétude commença à le troubler lorsqu’il vit qu’on le faisait asseoir, et qu’on lui témoignait une grande déférence, comme si on attendait de lui d’importans éclaircissemens. Orio, habitué à mépriser les hommes, se demanda avec effroi s’il avait été assez généreux avec son médecin, s’il ne l’avait pas quelquefois blessé par ses emportemens, et il craignit de ne l’avoir pas assez magnifiquement payé de ses soins. Mais, après tout, quel mal pouvait lui faire cet homme auquel il n’avait jamais ouvert son ame ?

L’interrogatoire procéda ainsi :

— Messer Pier Orio Soranzo, patricien et citoyen de Venise, officier supérieur dans les armées de la république, et membre du grand conseil, vous êtes accusé de complicité dans l’assassinat commis le 16 juin 1686. Qu’avez-vous à répondre pour votre défense ?

— Que j’ignore les circonstances exactes et les détails particuliers de cet assassinat, répondit Orio, et que je ne comprends pas même de quelle espèce de complicité je puis être accusé.

— Persistez-vous dans la déclaration que vous avez faite devant les exécuteurs de votre arrestation ?

— J’y persiste ; je la maintiens entièrement et absolument.

— Monsieur le docteur-professeur Stefano Barbolamo, veuillez écouter la lecture de l’acte qui a été dressé de votre déclaration en date du même jour, et nous dire si vous la maintenez également.

Lecture fut faite de cet acte, dont voici la teneur :

« Le 16 juin 1686, vers deux heures du matin, Stefano Barbolamo rentrait chez lui, ayant passé la nuit auprès de ses malades. De sa maison, située sur l’autre rive du canaletto qui baigne le palais Memmo, il vit précisément en face de lui un homme qui courait et qui se baissa comme pour se cacher derrière le parapet, à l’endroit où la rampe s’ouvre pour un abordage ou tragnet. Soupçonnant que cet homme avait quelque mauvais dessein, le docteur, qui déjà était entré chez lui, resta sur le seuil, et, regardant par sa porte entr’ouverte de manière à n’être point vu, il vit accourir un autre homme, qui semblait chercher le premier, et qui descendit imprudemment deux marches du tragnet. Aussitôt celui qui était caché se jeta sur lui et le frappa de côté. Le docteur entendit un seul cri ; il s’élança vers le parapet, mais déjà la victime avait disparu. L’eau était encore agitée par la chute d’un corps. Un seul homme était debout sur la rive, s’apprêtant à recevoir son ennemi à coups de poignard s’il réussissait à surnager. Mais celui-ci était frappé à mort ; il ne reparut pas.