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cette insouciance naturelle aux êtres qui ne croient pas que le mal puisse exister ; il ne se plaignait pas de la fortune, qui l’avait exposé aux chances les plus dures, et il remerciait la nature des instincts qu’elle lui avait donnés et des trésors de jouissances inconnues qu’elle avait renfermés dans son ame. Aussi, le soir, quand il prit congé de ses hôtes, il leur laissa l’idée qu’il était né pour être heureux, et qu’il mourrait ignoré et content au bord du lac, seul témoin destiné à recevoir l’entière confidence de ses pensées. »

Rousseau ne donne plus de ses nouvelles, et ses amis croient qu’il les a oubliés. Mais l’été prochain il reparaît, et ouvre un matin, encore à l’improviste, la claire-voie du verger. Cette fois, il est sombre, amaigri ; il souffre de son génie déjà, et de ses fautes ; il déplore son innocence perdue, il déplore surtout son inaction forcée et son manque de carrière. Le voilà devenu ambitieux ; la lutte a commencé ; les Charmettes tirent à leur fin. Il repart de chez ses amis, pour revenir de nouveau à quelque prochaine saison ; chaque retour est peint à ravir, et comme l’unique accident qui projette une émotion intermittente et croissante dans l’heureuse et monotone existence des amans :

« À la fin de l’hiver de 1741, par un beau jour, Simiane venait de greffer ses poiriers ; il tenait encore sa serpette, et s’était jeté sur l’herbe. Étendu tout du long, il écoutait les sons que Juliette tirait de son clavecin, et en même temps il suivait des yeux les nuages qui flottaient au gré du vent dans l’azur du ciel. Tandis que son regard nageait dans l’espace, il sentit une ombre se placer devant son soleil ; aussitôt, sautant sur ses pieds, il s’écria :

« — C’est lui ! »

Cette fois, le génie a enfin parlé net chez Rousseau, et il éclate par tous les signes évidens, soit dans l’éloquence de ses discours, soit dans les désirs orageux de son ame. « À Paris, — oui, à Paris, s’écrie-t-il, c’est le vœu de tous les pauvres insensés qui se croient appelés à remuer le monde ! Lui aussi, il veut dire à la société ce qu’il pense d’elle ; il veut essayer si son esprit ne serait point par hasard le pivot sur lequel le siècle doit tourner. » Simiane se déclare alors, et, pour le guérir du fatal projet, après avoir consulté Juliette du regard, il raconte sa propre histoire. Simiane n’est autre chose qu’un Rousseau anticipé, un Rousseau qui n’a pas voulu l’être ; né dans les Alpes aussi, venu à Paris jeune et orphelin, avec 1,000 livres de rente, il a tenté la route des lettres ; il a porté à Montesquieu un manuscrit, que le grand homme a jugé très favorablement ; il a fréquenté le café Procope et causé avec les beaux-esprits. L’auteur, on le conçoit, prend occasion du récit de Simiane pour juger la première moitié du XVIIIe siècle et en retracer les principales figures ; aussi, dans le récit de Simiane, sent-on par trop l’auteur de nos jours. Simiane va porter son écrit à Montesquieu, que les Lettres persanes ont placé à la tête de la réaction qui s’est prononcée contre la grandeur et le despotisme de Louis XIV. On ne parlait pas encore en ces termes-là du temps de Montesquieu et avant les doctrinaires. Ces anachronismes d’expressions ou d’idées sont plus fréquentes qu’on ne voudrait. Dans le portrait de Montes-