Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 15.djvu/97

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
93
L’USCOQUE.

née à messer Soranzo. Je pris des informations, et je sus par le geôlier que chaque jour messer Soranzo envoyait à Naam des alimens plus choisis que ceux de la prison, et une certaine boisson préparée avec du miel et du citron, dont elle avait l’habitude. Moi-même je m’étais prêté, avec la permission de l’intendant, à porter à la captive ces adoucissemens au régime de la prison, réclamés par son état fébrile. Pour m’assurer du fait, je portai le fond du vase à l’apothicaire qui m’avait vendu la poudre ; il l’analysa et constata que c’était la même. J’ai fait constater aussi les circonstances de l’envoi de cette boisson à Naam par son maître, et il résulte de tout ceci que messer Orio Soranzo, craignant sans doute quelque révélation fâcheuse de la part de son esclave, a voulu l’empoisonner et se servir de moi à cet effet ; ce dont je lui sais le plus grand gré du monde, car la méfiance et l’antipathie que je ressentais pour lui, depuis le premier jour où j’ai eu l’honneur de le voir, sont enfin justifiées, et ma conscience n’est plus en guerre avec mon instinct. Je ne me justifierai pas auprès de messer Orio de l’espèce d’animosité que depuis hier je porte contre lui dans cette affaire ; peu m’importe ce qu’il en pense. Mais auprès de vous, noble et vénéré seigneur Morosini, je tiens à ne point passer pour un homme qui s’acharne sur les vaincus, et qui se plaît à fouler aux pieds ceux qui tombent. Si dans cette circonstance je me suis investi d’un rôle tout-à-fait contraire à mes goûts et à mes habitudes, c’est que j’ai failli être pris pour complice d’un nouveau crime de messer Soranzo, et qu’entre le rôle de dupe de l’imposture et celui de vengeur de la vérité j’aime encore mieux le dernier.

— Tout ceci, s’écria Orio, tremblant et un peu égaré, est un tissu de mensonges et d’atrocités, ourdi par le comte Ezzelin pour me perdre. Si cette pauvre créature que voici, ajouta-t-il en montrant Naam, pouvait entendre ce qui se dit autour d’elle et à propos d’elle, si elle pouvait y répondre, elle me justifierait de tout ce qu’on m’impute ; et, quoique souillée d’un crime qui m’ôte une grande partie de la confiance que j’avais en elle, j’oserais encore invoquer son témoignage…

— Vous êtes libre de l’invoquer, dit le juge.

Orio s’adressa alors en arabe à Naam et l’adjura de le disculper. Elle garda le silence et ne tourna même pas la tête vers lui. Il sembla qu’elle ne l’eût pas entendu.

— Naam, dit le juge, vous allez être interrogée ; voudrez-vous cette fois nous répondre, ou êtes-vous réellement dans l’impossibilité de le faire ?