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POÈTES ET ROMANCIERS FRANÇAIS.

et Manon a gagné sa cause. Je pense donc que le caractère de cette fille, si adorable et si singulière, mérite d’être étudié comme un modèle de vérité. Quels que soient ses égaremens, elle ne manque jamais de fléchir notre colère par sa tendresse et son ingénuité. La crédulité du chevalier Desgrieux n’a rien qui doive nous étonner, si nous songeons à l’âge du héros. Comme il aime pour la première fois, comme il n’a jamais été trompé, sa confiance est très naturelle. S’il avait dix ans de plus, il est probable qu’il se défierait d’une femme si facilement conquise ; et quoique la pratique de la vie aboutisse généralement à cette conclusion, il n’aurait peut-être pas raison d’estimer sa conquête selon la durée de la défense. Mais à vingt ans un homme qui aime, qui se sent aimer, accepte son bonheur sans le discuter, et ne perd pas son temps à prévoir ce que l’avenir lui réserve de douleur ou de joie. Cette confiance illimitée est assurément un des plus grands charmes du premier amour ; c’est à cette confiance qu’il faut rapporter la sérénité des ames qui n’ont connu dans toute leur vie qu’un seul amour, et dont l’espérance n’a pas été déçue. Mais je n’en conclus pas que tous les hommes qui aiment pour la seconde fois soient condamnés à la défiance. Malgré la sévérité des leçons de l’expérience, chaque fois que le cœur se passionne, il retombe sans peine dans son premier aveuglement. Aussi ne suis-je pas étonné que le chevalier Desgrieux, même après avoir été trompé, persévère dans sa crédulité. Le bonheur est pour lui un besoin plus impérieux que la clairvoyance, et s’il se croyait obligé d’épier toutes les démarches de Manon, il n’y aurait plus pour lui de bonheur possible. Goldsmith a dit quelque part : « Une femme qu’il faut garder ne mérite pas qu’on la garde. » Cette pensée me semble pleine de justesse, et peut servir à expliquer la conduite du chevalier Desgrieux. Quand il sait ce que valent les sermens de Manon, quand une cruelle expérience lui a révélé toute la mobilité de sa maîtresse, il peut, sans manquer à la vérité, continuer de se confier en elle ; car dès qu’il se résoudrait à l’épier, il se résoudrait en même temps à ne plus l’aimer, et il a besoin de l’aimer pour être heureux. Que sa crédulité amène le sourire sur les lèvres des hommes qui se croient supérieurs au danger parce qu’ils se sont réfugiés dans la solitude, qui se font de l’égoïsme un bouclier contre la perfidie, je le veux bien ; mais j’ai la certitude que tous les cœurs qui ne conçoivent pas la vie sans affection se rangeront à mon avis, et trouveront très naturelle la crédulité du chevalier Desgrieux. Pour ébranler sa confiance, pour la déraciner, deux ou trois orages ne suffisent pas. Jeune, sûr d’être