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aimé, comment perdrait-il l’espérance de ramener à lui, d’enchaîner sa maîtresse infidèle ? Pour mieux jouir du présent, il ferme son oreille aux menaces de l’avenir. Il a ressaisi son bonheur, il le savoure avidement, et comme le doute serait la ruine de son bonheur, il ne veut pas douter. Que les sages dont le cœur ne bat plus l’appellent insensé ; mais qu’ils acceptent comme vraie, comme logique, la conduite qu’ils ne tiendraient pas.

Est-il vrai, comme le répètent à l’envi certains hommes qui invoquent à l’appui de leur opinion le témoignage de leur expérience, que l’amant fasse un acte de folie en pardonnant l’infidélité de sa maîtresse ? À ne consulter que l’égoïsme, il n’y a certes pas deux manières de résoudre cette question. L’homme trompé qui pardonne a tort de pardonner, car il compromet par son indulgence l’avenir, qui trouverait une sauve-garde dans sa sévérité. Rendu à la liberté par la trahison, il a tort de renouer une chaîne dont la fragilité lui est démontrée. Oui, sans doute, en pardonnant il n’agit pas selon son intérêt bien entendu ; mais il obéit à un sentiment qui, au premier aspect, semble exclusivement généreux, et qui, cependant, n’est pas tout-à-fait exempt d’égoïsme : car il y a dans le pardon deux points à considérer. L’homme qui consent à garder une femme infidèle consulte son bonheur personnel presque autant que le bonheur de la suppliante. Pour ne pas se mettre en quête d’un nouvel amour, il se résigne à oublier le passé, ou du moins à se conduire comme s’il l’ignorait. Si l’indulgence du chevalier Desgrieux pour l’infidèle Manon n’est pas justifiée par la raison, elle n’est donc pas contraire à la réalité sociale ; car elle n’est pas complètement désintéressée. Si Manon revenait à lui comme à un pis-aller, si elle venait chercher dans ses caresses confiantes l’oubli de ses tumultueuses aventures, il ferait plus qu’un acte de folie ; il s’avilirait. Mais chaque fois qu’elle le retrouve, elle le salue comme un sauveur, elle se jette dans ses bras en lui jurant qu’elle n’a jamais aimé que lui, et il croit fermement qu’elle est sincère. En le fuyant, elle ne fuyait que la pauvreté ; elle ne souhaitait la richesse que pour la partager avec lui. Quoiqu’il ne puisse souscrire à un pareil souhait, puisqu’il n’ignore pas à quel prix Manon veut conquérir la richesse, cependant il ne peut résister à cette fille étrange, qui se résout à le tromper pour l’aimer ensuite plus librement. Loin de trouver dans la franchise de cet aveu le courage de la repousser, il sent doubler son amour pour elle. Le pardon qu’il lui accorde n’a donc pour lui rien d’avilissant. S’il a tort de compter sur une femme qui le quittera dès que la pauvreté viendra