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teurs, et dans laquelle il y a quelquefois du sang répandu pour la forme. »

J’extrais ces phrases détachées de plusieurs passages de Voltaire ; elles me semblent concluantes au dernier point. Il n’y a d’ailleurs personne qui ne se souvienne de ces vers des Fâcheux de Molière :

Les acteurs commençaient, chacun prêtait silence ;
Lorsque d’un air bruyant et plein d’extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement,
En criant : Holà ! ho ! un siège promptement… etc., etc.

Triste vanité des choses humaines ! Quoi ! ces belles théories de Racine, ces pompeuses pensées si élégamment vêtues, ces préfaces si concises, si nobles, ce doux système si tendre et si passionné, tout cela aurait eu pour véritable cause les embarras d’un espace de dix pieds et les banquettes de l’avant-scène ? Serait-il possible que tant de confidens n’eussent fait de si harmonieux récits, que tant de princes amoureux n’eussent si bien parlé que pour remplir la scène sans trop remuer, de peur d’accrocher en passant les jambes de messieurs les marquis ? Hélas ! il n’est que trop vrai. Et d’où vient maintenant qu’au théâtre, il faut le dire, les tragédies de Racine, toutes magnifiques qu’elles sont, paraissent froides par instant, et même d’une froideur bizarre, comme de belles statues à demi animées ? C’est que le comte de Lauraguais a donné 30,000 francs, en 1759, pour qu’on ôtât les banquettes de la scène ; c’est qu’Andromaque, Monime, Émilie, sont aujourd’hui toutes seules dans de grands péristyles où rien ne les gêne, où elles peuvent se promener sur une surface de soixante pieds carrés, et les marquis ne sont plus là pour entourer l’actrice, pour dire un bon mot après chaque tirade, pour ramasser l’éventail d’Hermione ou critiquer les canons de Thésée. Oreste, son épée à la main, n’a plus besoin d’écarter la foule des petits-maîtres et de leur dire : « Messieurs, permettez-moi de passer ; je suis obligé d’aller tuer Pyrrhus. » Voilà pourquoi nous nous apercevons que l’action languit, et nous nous étonnons que, toutes les portes étant ouvertes, tout le palais désert, personne n’entre, n’agisse, ne ranime la pièce.

Quel que soit donc notre respect pour les écrivains du grand siècle, nous sommes dans d’autres conditions qu’eux ; nous devons faire autre chose que ce qu’ils ont fait ; mais quoi ? c’est là la question.

Voltaire essaya, le premier, dans Tancrède, de créer une tragédie