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plus beaux livres. Dans ce drame de la conquête, on retrouve, en effet, près de l’érudition qui épuise les textes, près de la critique élevée qui les éclaire d’un jour nouveau, l’art qui les colore, et rend aux hommes du passé, aux individus comme aux races, leur physionomie particulière, leurs passions et leurs instincts. Un intérêt toujours soutenu s’attache à cette lutte d’une province contre un royaume, et la philosophie comme l’histoire a plus d’un enseignement sévère à recueillir dans le récit de cette merveilleuse expédition de Guillaume, où se révèle, pour la dernière fois, l’instinct des conquêtes territoriales. D’aventureuses peuplades se rencontrent déjà bien avant l’invasion romaine, dans cette puissante Angleterre que la tradition des anciens jours nommait la contrée aux vertes collines, les unes venues à travers l’océan germanique, les autres de la côte sud-ouest des Gaules. Les Romains, à leur tour, plantent les aigles impériales chez les Bretons séparés du reste du monde ; ils oppriment l’île pendant quatre cents ans, et ne la quittent, disent les annales des Logriens, que pour aller repousser, sur le sol même de leur pays, les invasions des hordes noires. Avec les Romains paraissent les Saxons, les hommes aux longs couteaux, les Alamans ou les hommes par excellence, les Franks, rudes aux combats. Les races primitives et les races étrangères se mêlent, s’égorgent, se multiplient sur ce sol labouré par tant de guerres, et pour faire comprendre, dans le XIe siècle, les résistances prolongées ou les soumissions faciles à la conquête de Guillaume, pour expliquer ces lois, ces haines, ces priviléges qui doivent se continuer jusqu’à notre temps, le grand écrivain fait revivre, dans leurs origines mêmes, avec un admirable sentiment du passé, toutes ces hordes qui seront plus tard un célèbre peuple ; ses recherches savantes éclairent ainsi, sur l’un de ses points les plus importans, la question, encore indécise, des diverses variétés de l’espèce humaine en Europe, et des grandes races primitives auxquelles ces variétés se rattachent.

Les causes de l’expédition normande, la régularisation de la conquête, la destinée politique des Anglo-Normands, la destinée parallèle des Anglo-Saxons, la fusion des langues, des mœurs et des peuples, telles sont, on le sait, les hautes questions que se pose tour à tour M. Thierry ; c’est là le côté philosophique et profondément original du livre, comme le récit en est aussi le côté vraiment épique. On suit avec une sorte d’effroi, et toujours avec un triste sentiment de pitié pour ces temps de désordres et de ravages, ces migrations inquiètes, ces luttes sans repos qui traînent après elles l’esclavage ou la mort, ces misères des vaincus qui gardent sous leur joug l’impérissable amour de la patrie. Traditions populaires, traditions religieuses, chroniques saxonnes ou normandes, chants nationaux sur les victoires ou les défaites, légendes des saints, M. Thierry a tout interrogé, et de mille faits puisés aux sources mêmes, et toujours étudiés avec une rare sagacité d’érudition, il a reconstruit, vivant et tout barbare, un passé plein de vérité et de poésie.