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REVUE. — CHRONIQUE.

en soumettant des antagonistes si rebelles à son opinion la plus prononcée, et à qui reviendrait ainsi de droit la direction suprême de ce ministère.

Assurément, si le mal que nous prévoyons pouvait être diminué, ce serait par cette domination toute naturelle de M. Thiers sur des collègues qui se trouveraient dans une position si fausse ; mais M. Thiers lui-même serait-il le maître de son ministère ? C’est ce qui nous reste à examiner.

Par la vivacité, par les ressources de son esprit, par l’éminence et la diversité de son talent, et surtout par l’attitude qu’il a gardée lors des premières offres d’alliance qui lui furent faites par les doctrinaires, M. Thiers se trouve destiné à la première place dans le cabinet dont nous parlons, et son influence y effacera toutes les autres influences. M. Thiers absorbera donc les doctrinaires ; mais toute la force de caractère qu’il a montrée durant ses divers ministères l’empêchera-t-elle d’être absorbé lui-même par les influences qu’il a dû prendre pour auxiliaires. M. Thiers est ouvertement opposé à la réforme ; son esprit est trop juste pour n’avoir pas vu que le cens actuel est aujourd’hui la meilleure garantie des libertés de la France, et que l’étendre indéfiniment, c’est ouvrir les colléges électoraux aux intrigues des deux partis qu’il a combattus si énergiquement, la restauration et la république. Mais la réforme électorale et le suffrage universel sont le cri de ralliement des enfans perdus de la coalition, qui veulent entrer au pouvoir en brisant les portes. Ceci fait, sera-t-il séant ou même possible de les fermer sur eux, et de repousser la pétition de la réforme électorale ? Et les lois de septembre, que M. Thiers a élaborées avec M. Guizot, ces lois plus nécessaires que jamais, les donnera-t-il à dévorer à la presse en remerciement de l’appui qu’elle lui prête aujourd’hui ? Le fera-t-il ? Ou bien obéissant à ses intérêts d’homme d’état, et frappé, dès son entrée au pouvoir, de cette illumination soudaine qui lui donna, en 1830, toutes les qualités gouvernementales le lendemain du jour où il cessa sa pénible tâche de journaliste, M. Thiers repoussera-t-il brutalement ceux qui le soutiennent ? De leur côté, M. Guizot et son parti, s’abandonnant à leur nature, reprendront-ils leurs anciens erremens, recommenceront-ils laborieusement l’œuvre de la quasi-légitimité commencée, suspendue et reprise par eux tant de fois ? Alors qu’aurons-nous gagné à ce puissant ministère qui devait réparer tous les désastres essuyés et causés par celui-ci, depuis l’expédition de Constantine et l’amnistie jusqu’au traité d’Haïti et à l’établissement français de Stora ? L’opposition, irritée de ses mécomptes, sera encore plus violente et plus débordée qu’aujourd’hui. Les partisans du suffrage universel attaqueront le gouvernement avec plus d’audace. Nous aurons les doctrinaires, les doctrinaires ayant passé deux fois, dans un an, de droite à gauche, et de gauche à droite, les doctrinaires devenus un embarras pour le pouvoir et pour l’opposition. Nous aurons M. Thiers, talent immense, esprit généreux et énergique à la fois, caractère dont nous apprécions toutes les ressources, que nous avons défendu contre d’infâmes calomnies, parties de ses amis actuels, même quand nous étions ses ardens adversaires ;