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épreuves lentes, mais sûres, qui doivent le mettre en évidence et forcer la société à l’estimer, à l’employer selon son mérite. Pour se venger, il se fait laquais. C’est là, si je ne me trompe, le vrai sens de la livrée endossée par Rousseau. Celui qui devait un jour écrire un traité d’éducation, un traité de politique dont on peut contester les données, mais dont on ne peut nier la rare éloquence, croyait presque châtier la société en se dégradant. En se mêlant aux valets, il croyait acquérir le droit de maudire et de mépriser ceux qui ne demandaient pas à l’entendre avant qu’il eût parlé. Mais la livrée endossée par Ruy-Blas n’a rien de commun avec la livrée de Rousseau. Ruy-Blas nous dit lui-même qu’il est devenu laquais par oisiveté. Il a dévoré son patrimoine en quelques années ; puis, sans prévoir dans quel lit il dormirait, à quelle table il irait s’asseoir, il s’est mis à rêver la gloire d’Homère et de Charles-Quint, à construire des projets de poète et d’homme d’état. Le découragement éteignant une à une toutes ses nobles facultés, il s’est fait laquais pour continuer paisiblement sa rêverie, pour se consoler de son impuissance et persévérer dans son oisiveté. S’il y a quelque part un tel personnage, il est certain du moins qu’un tel personnage n’a rien de dramatique. Que le goût de la rêverie mène à l’oisiveté, je le veux bien ; que l’oisiveté conduise à l’avilissement, je le conçois sans peine ; mais l’avilissement, pour être poétique, pour exciter notre sympathie, a besoin de s’expliquer, de se justifier par une passion violente. S’il n’a d’autre excuse que l’oisiveté, loin de nous inspirer le moindre intérêt, il n’éveille en nous que le dégoût. Ruy-Blas, amené par la rêverie à endosser une livrée, n’est qu’un homme sans courage, sans dignité, entièrement dépourvu d’intérêt dramatique.

Cependant M. Hugo a cru pouvoir placer dans le cœur de Ruy-Blas un amour violent pour la reine d’Espagne. Il lui a semblé poétique de réhabiliter la livrée comme il avait réhabilité la courtisane, par la passion. L’amour de Ruy-Blas pour Marie de Neubourg est timide, réservé, tel que doit être l’amour d’un poète. Il n’a jamais fait à la reine l’injure d’un aveu. Il a découvert que Marie de Neubourg regrette les fleurs de son pays, et chaque jour il fait une lieue pour cueillir une fleur bleue dont M. Hugo ne nous dit pas le nom, et la place sur un banc du parc royal. Personne, s’il faut en croire M. Hugo, ne soupçonne l’existence de cette fleur en Espagne, et la reine, en retrouvant chaque jour une fleur de sa patrie, remercie l’ami mystérieux qui devine ses goûts, qui s’attache à les contenter sans se nommer. Une telle preuve d’amour indique chez Ruy-Blas