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THÉÂTRE FRANÇAIS.

pas croire à sa gloire, est encore à lutter pour qu’on la comprenne ; lorsque, applaudie dans cinq rôles, elle s’essaie dans un sixième, et là, n’ayant encore que du génie, lorsqu’elle cherche à mûrir son talent ; viendrez-vous déjà, dès le lendemain, avec votre esprit, votre expérience, viendrez-vous vous asseoir sur ce même banc où vous avez été si juste, et jugerez-vous sévèrement maintenant cette noble et modeste intelligence qui s’exerce devant deux mille personnes, qui s’écoute elle-même en public, impatiente de se sentir, de se deviner, dans un des plus difficiles, des plus dangereux rôles de nos tragédies ? assisterez-vous à cet essai comme si c’était un spectacle ordinaire, une fantaisie, un passe-temps ? Et vous, forts de vos souvenirs, viendrez-vous hocher la tête là où vous devriez battre des mains, uniquement parce que ce n’est plus tout-à-fait un premier début, parce que votre esprit a changé peut-être, parce qu’il faut du nouveau à tout prix ?

Si c’est là aujourd’hui votre rôle, alors nous, public, nous qui payons nos stalles, nous que vous avez avertis hier de venir voir Andromaque, nous avons le droit de vous dire comme le vieux Corneille : Tout beau ! car ce n’est plus d’une actrice qu’il s’agit, ni d’une réputation, ni d’un caprice de mode ; vous nous avez appris à aimer un plaisir que nous avions perdu, mais qui nous est cher et qui est à nous ; nous voulons voir ce qui en sera, comment Mlle Rachel jouera Roxane après-demain, et ensuite Esther ou Chimène ; la tragédie renaît par elle, nous n’entendons pas qu’on l’étouffe ; il faut nous laisser d’abord écouter, et nous vous dirons dans deux ans d’ici ce que nous en pensons définitivement ; l’artiste, jusque-là, ne vous appartient plus ; ce n’est plus elle qui en est question, c’est l’art qu’elle ravive, l’art immortel, gloire et délices de l’esprit humain.

Quel est votre but, en effet, et que prétendriez-vous faire ? Admettons que Mlle Rachel n’ait réellement pas été à sa hauteur ordinaire dans Bajazet, ce que je suis loin d’accorder, mais n’importe. Admettons encore que c’est en conscience que vous signalez cet échec, et que vous faites en cela un acte d’impartialité. Ne voyez-vous pas que votre devoir était, au contraire, l’indulgence ? Vous en aviez pour Talma vieillissant, vous ne lui disiez pas ainsi qu’il avait été faible un soir : et ce silence que vous vous imposiez par respect pour la renommée d’un homme, ne pouviez-vous pas le garder aujourd’hui par respect pour vos propres espérances, pour l’avenir de l’art, pour les efforts d’un enfant, pour vos paroles de la veille ? Quand il serait vrai que Bajazet eût été moins bien joué que Mithridate, quelle si grande importance y attachez-vous donc, quelle si grande différence y avez-vous trouvée ? Ne voyez-vous pas qu’en attaquant ainsi cette jeune fille, vous plaidez une cause qui n’est pas la vraie, qui ne peut pas être bonne, quand même elle serait juste ? Est-ce votre admiration pour Racine qui produit votre mécontentement, et êtes-vous si fort indignés de le voir moins bien représenté aujourd’hui qu’hier ? À qui rendez-vous service en le disant ? Ce n’est pas à Racine lui-même, car si ses ouvrages reprennent faveur au théâtre, ce sera grace à Mlle Rachel, et