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ne sentez-vous pas qu’en se voyant blâmée si vite, avec si peu de ménagement, elle peut se décourager ? Ne sentez-vous pas qu’en lisant vos articles, cette enfant en qui seule repose toute la grandeur d’une renaissance, cette enfant qui n’est pas sûre d’elle, et qui, malgré son génie précoce, n’est pas encore à l’épreuve des chagrins que peut nous causer la critique, cette enfant qui joue si bien Hermione, qui sait si bien comprendre et réciter Racine, peut se mettre à pleurer ?

Voyez le grand mal ! dira-t-on peut-être ; oui, ce serait un très grand mal ; que les journaux attaquent demain Mlle Grisi ou Fanny Elssler, et qu’elles s’en affligent un instant, peu importe ; leur réputation est faite, leurs noms sont aimés, elles sont à l’abri d’un blâme passager. D’ailleurs, la musique, la pantomime, la danse, ne sont point aujourd’hui des arts délaissés. Il en est autrement de la tragédie. Si on décourageait Mlle Rachel, ce serait Hermione elle-même, Monime et Roxane, qu’on découragerait. Quiconque aime les arts doit y regarder à deux fois. Sommes-nous donc aux beaux jours de Talma, de la Duchesnoy, de Lafont, de Mlle Georges ? Peut-être alors on aurait eu le droit de traiter légèrement une débutante, de la comparer à ceux qui l’auraient entourée, et de lui donner, dans son intérêt, des conseils sévères ; mais aujourd’hui, dans le désordre où nous sommes, dans le triste état où se trouve le théâtre, les amis des arts, critiques et poètes, artistes de toutes sortes, peintres, musiciens, tous tant que nous sommes, nous n’avons qu’une chose à faire lorsque nous allons aux Français, c’est d’applaudir Mlle Rachel, de la soutenir de toutes nos forces, de la vanter même outre mesure, s’il le faut, sans crainte de la gâter par nos éloges ; n’est-ce pas un assez beau spectacle que cette volonté, cette puissance d’une jeune fille, qui ne se laisse troubler ni par la multitude, ni par les répliques si souvent fausses des acteurs qui jouent avec elle, ni par la difficulté ni par la grandeur de sa tâche, mais qui arrive seule, simplement et tranquillement, se poser devant le parterre, et parler selon son cœur ? N’en fait-elle pas assez par cela seul qu’elle fait ce qu’elle peut, et qu’elle peut régénérer l’art au temps où nous sommes ? Quant à moi, si je savais qu’un des articles dirigés contre elle l’eût affligée, et si je l’avais vue pleurer, je lui aurais dit : Pleurez pour Bajazet, mademoiselle ; pleurez pour Pyrrhus, pour Tancrède ; voilà des sujets dignes de vos pleurs, et soyez sûre que la moindre larme que vous verserez pour eux sur la scène, en fera plus pour votre gloire que tous les feuilletons de l’univers.

Il n’y a de bonne cause que celle de l’avenir, car c’est la seule à qui doive rester la victoire. On peut nuire à cette cause, la gêner, l’affaiblir, mais non la détruire ; voilà ce qu’on ne sait pas assez. On peut écraser un talent médiocre, on peut aussi le faire valoir et lui donner une apparence de renommée ; mais vouloir étouffer un vrai talent, c’est la même chose que d’essayer de prouver que le bleu est rouge, ou qu’il fait clair à minuit ; c’est s’attaquer à plus fort que soi, c’est perdre son temps d’une méchante manière ; le