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SPIRIDION.

le métier de pionnier dans une forêt de têtes humaines. Je plaignais et je respectais ces travailleurs intrépides qui, résolus à ensemencer la terre, semblables aux premiers cultivateurs, renversaient les montagnes, brisaient les rochers, et, tout sanglans, parmi les ronces et les précipices, frappaient sans faiblesse et sans pitié sur le lion redoutable et sur la biche craintive. Il fallait disputer le sol à des races dévorantes, il fallait fonder une colonie humaine au sein d’un monde livré aux instincts aveugles de la matière. Tout était permis, parce que tout était nécessaire. Pour tuer le vautour, le chasseur des Alpes est obligé de percer aussi l’agneau qu’il tient dans ses serres. Des malheurs privés déchirent l’ame du spectateur ; pourtant le salut général rend ces malheurs inévitables. Les excès et les abus de la victoire ne peuvent être imputés ni à la cause de la guerre, ni à la volonté des capitaines. Lorsqu’un peintre retrace à nos yeux de grands exploits, il est forcé de remplir les coins de son tableau de certains détails affreux qui nous émeuvent péniblement. Ici, les palais et les temples croulent au milieu des flammes ; là, les enfans et les femmes sont broyés sous le pied des chevaux ; ailleurs, un brave expire sur les rochers teints de son sang. Cependant le triomphateur apparaît au centre de la scène, au milieu d’une phalange de héros ; le sang versé n’ôte rien à leur gloire ; on sent que la main du dieu des armées s’est levée devant eux, et l’éclat qui brille sur leurs fronts annonce qu’ils ont accompli une mission sainte.

Tels étaient mes sentimens pour ces hommes au milieu desquels je n’avais pas voulu prendre place. Je les admirais, mais je comprenais que je ne pouvais les imiter, car ils étaient d’une nature différente de la mienne. Ils pouvaient ce que je ne pouvais pas, parce que moi je pensais comme ils ne pouvaient penser. Ils avaient la conviction héroïque, mais romanesque, qu’ils touchaient au but, et qu’encore un peu de sang versé les ferait arriver au règne de la justice et de la vertu. Erreur que je ne pouvais partager, parce que, retiré sur la montagne, je voyais ce qu’ils ne pouvaient distinguer à travers les vapeurs de la plaine et la fumée du combat ; erreur sainte sans laquelle ils n’eussent pu imprimer au monde le grand mouvement qu’il devait subir pour sortir de ses liens ! Il faut, pour que la marche providentielle du genre humain s’accomplisse, deux espèces d’hommes dans chaque génération : les uns, toute espérance, toute confiance toute illusion, qui travaillent pour produire un œuvre incomplet ; et les autres, toute prévoyance, toute patience, toute certitude, qui travaillent pour que cet œuvre incomplet soit accepté, estimé et