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DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE.

Quand le retentissement d’une annonce présage la fortune d’une nouveauté, il corrompt, s’il le peut, les employés du propriétaire légitime ; il achète des copies frauduleuses, des épreuves incorrectes, et exploite l’impatience générale, en mettant en vente le premier. Le représentant légitime de l’auteur est encore obligé de multiplier le nombre des volumes, pour se récupérer de l’achat du manuscrit et des frais de mise en train. Pour le contrefacteur, toutes les avances se réduisent à celles de l’impression et du papier. Il n’engage qu’un faible capital, et à coup sûr il combine sans entraves la fabrication matérielle d’un livre ; il le condense habituellement, le tire à grand nombre, et l’offre sur les marchés européens à des prix qui lui en assurent le monopole. Il faut convenir qu’un pareil commerce doit caresser bien agréablement l’instinct des spéculateurs. Les imprimeurs de Bruxelles en ont fait ressortir les avantages avec tant de netteté et de conviction, que depuis quelques années, plusieurs compagnies se sont organisées chez eux et ont même, assure-t-on, recruté des actionnaires en France. Une de ces commandites, la Société belge, sous la raison Haumann et compagnie, s’est constituée sous la présidence de M. le chevalier de Sauvage, ancien ministre de l’intérieur, et président à la cour de cassation. Le comité compte parmi ses membres un sénateur, des magistrats, un inspecteur de l’instruction publique ; il a pour secrétaire M. Vinchent, également secrétaire-général du ministère de la justice. En multipliant les sociétés, en accumulant les capitaux, les contrefacteurs se sont mis dans la nécessité de produire. De là, une concurrence entre eux dont le résultat doit être l’avilissement du prix. L’encombrement des magasins fait refluer les marchandises jusque dans nos provinces du nord. Une active contrebande est régulièrement organisée sur la frontière, et on peut, moyennant une prime d’assurance, prendre livraison à Valenciennes des contrefaçons achetées à Mons.

En 1835, les avocats de la contrefaçon belge ont produit le chiffre d’exportation d’après le relevé des douanes de la Belgique, et en ont fait ressortir la faiblesse, pour taxer d’exagération leurs adversaires. Nous ferons remarquer, à notre tour, que les éditions contrefaites ne se vendant que le tiers des éditions originales, une vente d’un million cause aux libraires français un déficit d’environ trois millions. Depuis 1835, les expéditions de la librairie belge ont dû augmenter en proportion des capitaux qu’elle a su attirer à elle. Non, quoi qu’on en dise, ce n’est pas pour une population huit fois moins nombreuse que la nôtre qu’on reproduit de grands ouvrages qui parfois ne s’épuisent que péniblement chez nous. Mais on spécule sur tous les noms français qui retentissent en Europe, sur l’autorité de nos jurisconsultes, de nos médecins, de nos savans, sur l’heureux élan de notre école historique, sur les piquantes révolutions de nos goûts littéraires, et, avant tout, sur les séductions d’une langue si exacte, si franche, et d’un éclat si pur quand elle est bien maniée, que son étude est considérée partout comme un exercice des plus profitables à l’esprit.