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CROISILLES.

en user pour un jour ou deux. À qui faut-il que je m’adresse pour la faire tenir à mon père ?

— Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre père m’a bien recommandé de vous dire que cet argent vous appartenait ; et si je ne vous en parlais point, c’est que je ne savais pas de quelle manière vos affaires de Paris s’étaient terminées. Votre père ne manquera de rien là-bas ; il logera chez un de vos correspondans, qui le recevra de son mieux ; il a d’ailleurs emporté ce qu’il lui faut, car il était bien sûr d’en laisser encore de trop, et ce qu’il a laissé, monsieur, tout ce qu’il a laissé, est à vous, il vous le marque lui-même dans sa lettre, et je suis expressément chargé de vous le répéter. Cet or est donc aussi légitimement votre bien que cette maison où nous sommes. Je puis vous rapporter les paroles mêmes que votre père m’a dites en partant : « Que mon fils me pardonne de le quitter ; qu’il se souvienne seulement pour m’aimer que je suis encore en ce monde, et qu’il use de ce qui restera après mes dettes payées, comme si c’était mon héritage. » Voilà, monsieur, ses propres expressions ; ainsi remettez ceci dans votre poche, et puisque vous voulez bien de mon dîner, allons, je vous prie, à la maison.

La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux de Jean ne laissaient aucun doute à Croisilles. Les paroles de son père l’avaient ému à tel point qu’il ne put retenir ses larmes ; d’autre part, dans un pareil moment, quatre mille francs n’étaient pas une bagatelle. Pour ce qui regardait la maison, ce n’était point une ressource certaine, car on ne pouvait en tirer parti qu’en la vendant, chose toujours longue et difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d’apporter un changement considérable à la situation dans laquelle se trouvait le jeune homme ; il se sentit tout à coup attendri, ébranlé dans sa funeste résolution, et, pour ainsi dire, à la fois plus triste et moins désolé. Après avoir fermé les volets de la boutique, il sortit de la maison avec Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s’empêcher de songer combien c’est peu de chose que nos afflictions, puisqu’elles servent quelquefois à nous faire trouver une joie imprévue dans la plus faible lueur d’espérance. Ce fut avec cette pensée qu’il se mit à table à côté de son vieux serviteur, qui ne manqua point, durant le repas, de faire tous ses efforts pour l’égayer.

Les étourdis ont un heureux défaut : ils se désolent aisément, mais ils n’ont même pas le temps de se consoler, tant il leur est facile de se distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou égoïstes ; ils sentent peut-être plus vivement que d’autres, et ils sont très ca-