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songea plus qu’à faire savoir à sa chère Julie qu’il vivait uniquement pour elle ; mais comment le lui dire ? S’il se présentait une seconde fois à l’hôtel du fermier général, il n’était pas douteux que M. Godeau ne le fit mettre au moins à la porte. Julie ne sortait jamais qu’avec une femme de chambre, quand il lui arrivait d’aller à pied ; il était donc inutile d’entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les croisées de sa maîtresse est une folie chère aux amoureux, mais qui, dans le cas présent, était plus inutile encore. J’ai dit que Croisilles était fort religieux ; il ne lui vint donc pas à l’esprit de chercher à rencontrer sa belle à l’église. Comme le meilleur parti, quoique le plus dangereux, est d’écrire aux gens lorsqu’on ne peut leur parler soi-même, il écrivit dès le lendemain. Sa lettre n’avait, bien entendu, ni ordre ni raison. Elle était à peu près conçue en ces termes :

« Mademoiselle,

« Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu’il faudrait posséder de fortune pour pouvoir prétendre à vous épouser. Je vous fais là une étrange question ; mais je vous aime si éperdument qu’il m’est impossible de ne pas la faire, et vous êtes la seule personne au monde à qui je puisse l’adresser. Il m’a semblé, hier au soir, que vous me regardiez au spectacle. Je voulais mourir ; plût à Dieu que je fusse mort, en effet, si je me trompe et si ce regard n’était pas pour moi ! Dites-moi si le hasard peut être assez cruel pour qu’un homme s’abuse d’une manière à la fois si triste et si douce. J’ai cru que vous m’ordonniez de vivre. Vous êtes riche, belle, je le sais ; votre père est orgueilleux et avare, et vous avez le droit d’être fière ; mais je vous aime, et le reste est un songe. Fixez sur moi ces yeux charmans, pensez à ce que peut l’amour, puisque je souffre, que j’ai tout lieu de craindre, et que je ressens une inexprimable jouissance à vous écrire cette folle lettre qui m’attirera peut-être votre colère ; mais pensez aussi, mademoiselle, qu’il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m’avez-vous laissé ce bouquet ? Mettez-vous un instant, s’il se peut, à ma place ; j’ose croire que vous m’aimez, et j’ose vous demander de me le dire. Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour être certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir écouter mon amour avec ce sourire d’ange qui n’appartient qu’à vous. Quoi que vous fassiez, votre image m’est restée ; vous ne l’effacerez qu’en m’arrachant le cœur. Tant que votre regard