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et j’avançais pensif sans regarder autour de moi, lorsque tout à coup mon cheval se jeta de côté avec un hennissement d’effroi ; il avait marché sur un cadavre ! Je le fis passer vite, mais il en heurta un second, puis un troisième, puis un autre encore. Je voulus lui faire rebrousser chemin ; il refusa d’avancer. Il fallut descendre : mon pied, en se posant, rencontra quelque chose qui céda ; c’était le corps d’un enfant ! Je regardai autour de moi avec épouvante ; la place entière était couverte de morts, et le sang coulait par rigoles, comme l’eau après un orage ! Il y avait dans l’air une odeur sans nom ; je me sentis froid jusque dans les cheveux. Mon cheval refusait toujours de marcher ; je ne savais à quoi me décider, lorsque de longs aboiemens se firent entendre au loin ; ils grossirent, s’approchèrent rapidement, éclatèrent à mes oreilles. Je me détournai ; une meute haletante se précipitait sur la place ; je la vis passer près de moi, se disperser parmi les cadavres et disparaître ! Alors les aboiemens s’éteignirent peu à peu ; on n’entendit plus que de sourds grondemens mêlés de je ne sais quel horrible bruit de chairs fouillées et d’ossemens rongés. On voyait ces corps, immobiles un instant auparavant, remuer dans l’ombre et se séparer par lambeaux. Saisi d’une horreur qui touchait à l’égarement, je remontai sur mon cheval, et je lui enfonçai mes éperons dans le flanc. Il partit au galop, mais ses pieds glissaient à chaque instant dans le sang ; il s’abattit trois fois ! Dérangés de leur curée, les chiens s’écartaient sur notre passage, et levaient vers nous, en grondant, leurs yeux sauvages et leurs museaux ensanglantés. Pendant quelques minutes, je fus en proie à une espèce d’hallucination horrible ; enfin, pourtant, je pus échapper à cet affreux charnier, gagner la place de la Cathédrale, et de là l’auberge où j’avais coutume de descendre.

Je me trouvai, en entrant, face à face avec la citoyenne Benoist ; nous jetâmes en même temps un cri de surprise.

— Vous ici !

Je lui racontai en peu de mots ce qui m’était arrivé et comment j’avais changé mon itinéraire. Quand j’eus fini :

— Moi, je suis venue pour mon mari, dit-elle.

— Il est malade ?

— Il est en prison.

— Le citoyen Benoist ! m’écriai-je stupéfait. Elle m’emmena à l’écart.

— Vous ne savez point où vous êtes venu, malheureux ! Nantes est une caverne de tigres.