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LA TERREUR EN BRETAGNE.

qu’on louait à l’heure. L’échafaud se dressait au milieu, sur une immense cuve recouverte d’un prélat[1] rougeâtre. Mon compagnon m’apprit que c’était un perfectionnement dû aux réclamations des habitans dont les boutiques étaient auparavant inondées de sang.

— Tu le vois, me dit-il, c’est ici le lieu de réunion et de causerie ; on fait cercle autour de la guillotine ; on y vient en famille !… Les femmes y apportent leur ouvrage comme pour une visite de voisinage, les bonnes y conduisent les enfans qu’elles doivent promener. Ce n’est pas la vengeance qu’on vient chercher ici, mais l’émotion ; c’est le cirque où le peuple souverain regarde les chrétiens mourir. Tu entendras applaudir ceux qui marchent fièrement vers l’échelle, et siffler ceux qui tremblent. À part un petit nombre, il n’y a dans cette foule ni haines, ni colères violentes ; ce sont moins des ennemis que des connaisseurs qui viennent juger, ou des curieux qui s’amusent.

Nous étions arrivés à la prison ; on consentit sans trop de peine à nous conduire au cachot du citoyen Benoist. Nous suivîmes le geôlier à travers un long corridor obscur. On entendait des deux côtés un murmure de voix et des gémissemens confus ; enfin Lagueze nous ouvrit une porte en nous disant : — C’est là.

Je voulus entrer, mais une bouffée de vapeurs fétides m’enveloppa tout à coup, et, me sentant défaillir, je m’appuyai au mur. Dufour me prit par le bras en me proposant de redescendre ; je refusai, et je m’avançai en chancelant. Tout flottait devant mes yeux comme dans un rêve ; j’aperçus vaguement, étendus à terre et sur une couche de paille, des hommes, des femmes, des enfans ; ils me semblèrent immobiles… Cependant, en arrivant au bout de la salle, j’en vis quelques-uns qui remuaient. Un air plus pur pénétrait par une fenêtre à demi murée. Je me sentis ranimer.

Dans ce même moment, je reconnus Benoist, et je courus à lui.

— Est-ce pour moi que vous venez ? nous demanda-t-il.

Je lui répondis affirmativement ; il s’informa de sa femme ; je lui racontai ce qui s’était passé. En apprenant qu’elle avait failli être arrêtée, il poussa un cri.

— Fais-la partir, me dit-il ; au nom du ciel, qu’elle quitte Nantes. On pourrait la découvrir, et tu ne sais point ce que sont les cachots de Carrier… Regarde, ajouta-t-il en montrant la longue rangée de corps immobiles que j’avais déjà remarquée, il n’y a plus ici que quatre

  1. On appelle ainsi, en marine, un grand carré de toile goudronnée.